Le Refettorio Paris, nouvel ovni du système solidaire
Par Pomélo
Photo (c) David Riss
Au Refettorio Paris, restaurant gastronomique solidaire et anti-gaspi, la cuisine a deux têtes : Blandine Paris et Marine Belaigue. Entretien avec les deux cheffes qui font vivre ce concept novateur à tout point de vue.
Refettorio est né dans le sillage de Food for Soul, l’association fondée par le chef trois-étoiles Michelin Massimo Bottura et son épouse Lara Gilmore pour lutter contre le gaspillage alimentaire grâce à l’inclusion sociale (premier Refettorio à Milan en 2015). L’adresse parisienne — hébergée au sein du Foyer de la Madeleine — réinvente chaque soir un menu en cinq temps à partir de produits sauvés du gaspillage. Ici, la page est blanche à 15 h : on ouvre les frigos, on improvise, on cadre, et à 18 h 30, les « invités » s’attablent. Les clients, en situation d’exclusion et de précarité, fréquentent le lieu pendant un an et demi : d’abord chaque semaine durant un semestre, puis vingt fois au cours des douze mois suivants.
Deux trajectoires différentes pour une bascule commune
Blandine Paris se lance dans un CAP de cuisine pour mieux comprendre les problématiques des chefs avec qui elle développait des recettes lorsqu’elle était en poste chez Elle & Vire. Le virus de la cuisine finira par avoir raison d’elle : après presque trois ans auprès de la cheffe Beatriz Gonzalez au sein de ses adresses parisiennes Coretta et Neva, elle rejoint pendant un an Adeline Grattard, du restaurant gastronomique Yam’Tcha*. En 2022, elle intègre le Refettorio Paris et prend la direction des fourneaux quelques mois plus tard, après le départ du chef en place.
Marine Belaigue change de vie en 2020. Diplômée de Sciences Po Bordeaux, elle se plaisait dans les ressources humaines mais profite du confinement pour se tester à la cuisine — qui deviendra son métier. Comme Blandine, elle découvre le Refettorio comme bénévole et, avec l’envie de donner du sens à sa nouvelle profession (après des expériences à l’hôtel de luxe Molitor et au restaurant Anona* de l’ex-candidat de Top Chef Thibaut Spiwack), elle rejoint le Refettorio. « Je ne suis jamais vraiment repartie », sourit-elle. De bénévole à seconde en janvier 2023, et désormais co-cheffe.
Management doux et musique en plein service
Pour environ 85 couverts par soir, une équipe de trois permanents en cuisine est présente (Blandine, Marine et Ibrahima) et deux en salle (Margaux et Roxane), accompagnés d’un volant de bénévoles fidèles qui reviennent un jour fixe par semaine. L’ambiance ? Une cuisine fermée… donc des enceintes ouvertes au moment du coup de feu. « On a même organisé un blind test pendant le service », raconte Blandine. La règle d’or : zéro violence physique et psychologique, pour ne pas reproduire des pratiques encore trop courantes dans la haute gastronomie, 100 % tourné sur la pédagogie. « En gastro, on entend trop souvent : “Tu n’es pas payée pour réfléchir.” Ici, on écoute ; et si on est pressés, on écoutera après le service. Un bénévole s’est trompé ? Ce n’est pas grave : je lui remontre, ou on trouve une autre solution en cas de manque de temps. Ce n’est jamais à charge contre le bénévole », explique Marine Belaigue. Le repas démarrant tôt, il finit tôt également : fin des agapes à 20 h 30 ; les bénévoles repartent vers 21 h, une heure plus tard pour les co-cheffes, parfois plus tard quand les restes utilisables permettent l’élaboration d’un repas partagé entre l’équipe et les bénévoles.
Le défi quotidien : créer avec l’inconnu
Les ingrédients arrivent le matin (Banque Alimentaire deux fois par semaine, dons de partenaires). À 15 h, les deux co-cheffes et les bénévoles en cuisine découvrent la donne. « Parfois, 20 kg de tomates, un peu de pommes de terre, trois échalotes… pas d’herbes », indique Blandine. Il faut pourtant sortir amuse-bouche, entrée, plat, dessert, mignardises. D’où un retour à la simplicité, “pimpée” par des touches malines : salade de tomates, crumble et vinaigrette à l’omija (sirop coréen) ; mendiants au chocolat de la veille recyclés en sablés pour les mignardises ; crème anglaise aux algues grillées quand tombent des cartons entiers…
Mais l’un des plats qui plaît le plus aux dîneurs, c’est le poulet rôti et sa belle purée au beurre — le Refettorio recevant une quantité importante de volaille. Le créneau du duo est le suivant : entrée surprenante, plat réconfortant, dessert gourmand. Les chefs invités deux fois par semaine — parmi lesquels les cheffes étoilées au Guide Michelin Eugénie Béziat (Hôtel Ritz Paris), Manon Fleury (Datil*, Paris), Hélène Darroze — s’y frottent aussi. Beaucoup avouent y vivre « l’un des services les plus exigeants », plus dur qu’une épreuve de Top Chef d’après certains anciens candidats de l’émission.
Solidarité : la salle autant que l’assiette
Le Refettorio accueille un public en situation d’exclusion ou de précarité, accompagné sur la durée. Le soir, le duo féminin passe toujours une tête en salle une fois que les desserts sont servis. « Ça donne du sens à ce qu’on fait, et aux bénévoles aussi », confie Marine Belaigue. Les retours sont francs, « hyper nourrissants » selon elles, et la fidélité crée des liens : on se reconnaît, on parle librement des assiettes moins appréciées. Cette franchise vaut aussi en cuisine, où chacun se tutoie, chose rare dans une brigade qui suit une structure très précise. Le « tu » vaut pour tous, même pour la légende de la gastronomie française Michel Bras.
La moitié du temps de Blandine Paris et Marine Belaigue se joue hors des fourneaux, via des partenariats mensuels avec des musées et autres théâtres parisiens. L’après-midi, les invités visitent un lieu (Fondation Louis-Vuitton, musée du Quai-Branly, Bourse de Commerce…) puis retrouvent le soir un menu en écho à l’exposition — toujours avec la contrainte de ne connaître les matières premières qu’au dernier moment. Il existe également des soirées mêlant chefs et producteurs, les premiers cuisinant le travail des seconds. Fruits, légumes et autres produits de la ferme sont ainsi présentés bruts aux invités, qui découvrent par exemple un chou rave et ses « magnifiques tiges ».
Ce sont ainsi des centaines de chefs extérieurs qui sont passés par le Refettorio : Marine Belaigue rêve qu’Alexandre Mazzia (AM*** à Marseille) soit de la partie. Blandine Paris adorerait, elle, que ce soit la famille Roellinger au complet qui cuisine. Les invitations sont lancées.