Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility Les reconversions professionnelles ont-elle révolutionné la boulangerie ? | Sirha Food

Les reconversions professionnelles ont-elle révolutionné la boulangerie ?

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Texte par Rémi Héluin

Photo de couverture par Felicity Tai 

Depuis le début des années 2000, les « néo-boulangers » ont porté la promesse d’un renouveau profond du pain et des gourmandises qui y sont associées. Issus d’horizons variés, ces profils devaient apporter leurs compétences en gestion, marketing ou encore ressources humaines… avec à la clé des échecs et des succès. Après une accélération remarquée suite à la période Covid-19, les reconversions professionnelles sont entrées dans une nouvelle phase. Entre entrepreneurs et porteurs de projets engagés, le mouvement se professionnalise pour durer. 

« Revenir à des choses simples, concrètes et être capables de nourrir notre famille autant que notre village ». Le point de départ de la reconversion réalisée par Ioulia et Frédéric Condroyer, à la tête des trois boulangeries Le Pain & Jo en région lyonnaise, est commun avec celui de milliers de salariés et cadres issus du secteur tertiaire, tous en quête de sens. Cette vague a touché les rivages du secteur de la boulangerie-pâtisserie… mais pas seulement : les métiers de l’artisanat, et notamment ceux faisant appel au travail de la main, ont connu un engouement inédit. Fin 2022, on estimait que près de 500 000 personnes étaient engagées en France dans ce processus de changement de vie. Pour les acteurs de la filière blé-farine-pain, ce mouvement a représenté une opportunité d’affaires bienvenue, alors même que le secteur peinait à se renouveler : non seulement les entreprises de boulangerie avaient tendance à voir leur nombre se réduire (passant sous la barre des 30 000 points de vente à la fin des années 2010, selon certains observateurs), mais leur visage semblait ancré dans le passé.  

Tandis que meuniers et marchands de fonds se réjouissaient de trouver de nouveaux acquéreurs pour les boulangeries de leurs portefeuilles, les centres de formation ont trouvé là une activité complémentaire à l’apprentissage et aux cursus traditionnels. Le CAP Boulanger s’est alors trouvé monnayé pour plusieurs milliers d’euros, offrant aux porteurs de projet le précieux sésame permettant l’ouverture ou la reprise de leur propre établissement. En 1976, l’Institut National de la Boulangerie-Pâtisserie (INBP), situé à Rouen (Seine-Maritime), a été parmi les premiers à se positionner sur ce nouveau format, généralement concentré sur trois à quatre mois. L’épidémie de Covid-19 et les aides de l’Etat ont suscité un afflux de vocations. Seulement, cette dernière s’est révélée bien éphémère : à l’INBP, l’activité lié aux reconversions a été divisée par quatre depuis la fin des confinements, en raison notamment de la régionalisation des financements octroyés aux individus en reconversion. La concurrence s’est également accrue entre les centres, avec l’arrivée sur le marché de noms prestigieux tels que l’Ecole Lenôtre ou Ecole Ducasse, à même de capter un public international ainsi que des profils sensibles à l’univers de la gastronomie.  

Success stories contre réalité du quotidien, la double réalité de la reconversion

Frédéric et Ioulia Condroyer ont quitté, respectivement, une carrière dans le recrutement et dans l’agro-alimentaire pour s’orienter vers la boulangerie et ouvrir Le Pain & Jo.
© Eilean et Jules Photographie 

Au-delà de l’aspect financier, les difficultés largement médiatisées de la filière, avec une crise énergétique particulièrement forte en 2023 puis l’explosion des prix des matières premières (farine, chocolat, beurre, sucre…), ont contribué à mettre à mal de nombreuses vocations. Contrairement à l’idée largement répandue dans l’esprit de potentiels reconvertis, la boulangerie ne rapporterait plus… ou trop peu pour justifier l’investissement humain. Cette vision superficielle de la filière a mené de nombreux projets à l’échec : derrière les success-stories que sont celles de Christophe Vasseur (Du Pain et des Idées, Paris et Saint-Jean-de-Luz) ou du duo Victoria Effantin-Cécile Khayat (Mamiche), des « rêveurs » se sont confrontés à la dure réalité du quotidien de l’exploitation d’un tel commerce, peu enseignée dans une formation accélérée. Un écueil dans lequel Ioulia et Frédéric Condroyer ne souhaitaient pas tomber avant de s’installer. « Frédéric s’est formé au sein de l’école L’aura, près de Valence, où l’accent est mis sur la pratique pour gagner en efficacité. Nous avons complété le cursus au sein de l’Ecole Internationale de Boulangerie avant de réaliser de nombreux stages, dans des boulangeries conventionnelles ou plus engagées, pour affiner notre vision du métier », se souvient Ioulia Condroyer. Cette approche pragmatique leur a permis de confirmer leurs souhaits - travailler au levain naturel, utiliser des farines Biologiques… - tout en développant un projet basé sur la gourmandise : « Les souvenirs d’enfance, le plaisir du goûter et de la viennoiserie, ou encore les découvertes réalisées dans nos voyages, sont au cœur de nos gammes de produits. » A mi-chemin entre l’offre pléthorique de la boulangerie « de quartier » et la vision très rigoriste défendue par certains « puristes » du pain, Le Pain & Jo a fait sa place à Morancé, Villefranche-sur-Saône et Dardilly (Rhône). Le couple incarne cette approche plus réfléchie de la reconversion, avec une connaissance pointue des fondamentaux de la filière.  

 L’Ecole Internationale de Boulangerie, située à Noyers-sur-Jabron, attire dans un cadre dépaysant des porteurs de projet issus du monde entier.
© Ecole Internationale de Boulangerie 

A Noyers-sur-Jabron (Alpes-de-Haute-Provence), l’Ecole Internationale de Boulangerie, dirigée par Thomas Teffri-Chambelland, a bâti son succès sur ce modèle : ici, les futurs artisans sont accompagnés aussi bien sur les aspects production (avec des procédés centrés sur le pain Bio au levain naturel) qu’économiques, avec la construction du business plan de la future boulangerie au sein même de la formation. Lilian et Bruno Bernardin (Le B), Paulin Leuridan (Pain Paulin), Ludovic Olivier-Cambianica (Maison Deschamps), quelques noms parmi les 200 ouvertures revendiquées par l’école depuis 2007. Ensemble, ils forment un puissant réseau qui contribue à renouveler le visage de la boulangerie, en la reconnectant à ses fondamentaux tout en prenant le risque de décevoir une clientèle habituée aux baguettes, pâtisseries et autres gourmandises… avec une potentielle standardisation des pratiques. Le succès et les réalités économiques peuvent en pousser certains à aller bien plus loin que prévu. « Frédéric voulait faire du pain en sandales, en regardant les vignes du Beaujolais, sourit Ioulia Condroyer. Nous nous sommes pris au jeu, poussés par la fidélité de nos clients, et confrontés à une réalité simple : il faut vendre beaucoup de pain pour gagner de l’argent et avoir un réel confort de vie ». Un constat que peuvent partager des « déconvertis », revenus à leur ancienne vie après des péripéties boulangères. 

Des entrepreneurs à la manoeuvre pour imaginer la boulangerie « 2.0 »

David Abehsera, Julien Abourmad et Emmanuel Gunther, les trois co-fondateurs de The French Bastards. Seul Julien est un professionnel de la pâtisserie, tandis que ses compères sont issus de formations commerciales.
© The French Bastards

Si les crises créent des difficultés, elles ouvrent également des opportunités. C’est la conviction sur laquelle se basent les nouveaux entrepreneurs du pain, qui représentent la nouvelle vague de reconvertis dont la visibilité ne cesse de croître. Ils s’appellent Jean-François Bandet et Magali Szekula (BO&MIE), Julien Abourmad, Emmanuel Gunther et David Abehsera (The French Bastards) ou encore Thibault Pillet et Louis Lepicard (Emma Boulangerie) et voient grand : chacune de leurs enseignes a dépassé le cap des cinq points de vente, s’étendant bien au-delà de leurs bases parisiennes ou nantaises. Avec des marques toujours plus puissantes et des concepts de magasin adoptant des codes en rupture nette avec les traditions de la filière, ces nouveaux arrivants font le pari d’accélérer les transformations du métier de boulanger… sans même mettre la main à pâte. Un choix opposé à celui réalisé par d’autres professionnels tout aussi audacieux, à l’image de Marie-Cécile Geulin : après avoir embrassé une carrière commerciale, notamment chez Danone et Coca-Cola, la trentenaire a repris l’exploitation familiale avec son frère pour y développer la transformation des céréales en pain et en pâtes alimentaires. Baptisée L’Atelier d’Eugène, l’entreprise vend sa production sur les marchés normands depuis l’été 2023. C’est cette tension entre engagement et entreprenariat qui caractérise sans doute le mieux le nouveau visage des reconversions professionnelles… qui devront encore prouver leur capacité à révolutionner la boulangerie.