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Chiara Pavan : l'âme à la lagune

Le 10 novembre 2021

Cheffe d'orchestre de Venissa depuis 2016, Chiara Pavan travaille sa cuisine dans l'écrin de la lagune. Diplômée de philosophie à Paris, c'est en français qu'elle partage avec nous son goût du terroir vénitien, se questionnant, toujours... 

Cheffe d'orchestre de Venissa depuis 2016, Chiara Pavan travaille sa cuisine dans l'écrin de la lagune. Diplômée de philosophie à Paris, c'est en français qu'elle partage avec nous son goût du terroir vénitien, se questionnant, toujours... 

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LA PHILOSOPHIE VOUS ACCOMPAGNE TOUJOURS AUTANT, SURTOUT PENDANT LA PÉRIODE QUE L'ON A TRAVERSÉ ? MALGRÉ VOTRE TRAVAIL SI PRENANT ?

Je lis, deux, trois livres chaque mois et bien sûr de philosophie. Je lis de la cuisine, du roman, je prends du temps pour le faire même si j'ai moins le temps qu'auparavant. Je ne peux pas rester sans livre. Je me suis beaucoup concentrée pendant le confinement sur la question environnementale. Les lectures accumulées m'ont donné une force pour radicaliser ma cuisine. 

VOTRE DÉFINITION D'UNE CUISINE RADICALE ?

On n'utilise pas de citron par exemple, je n'utilise pas de bacs sous-vide, aucun plastique, aucun film, jamais. Je suis toujours choquée de voir autant de plastique autour de nous dans le monde de la cuisine. On a décidé de conserver tout autrement, on stocke moins et on utilise de boîtes de conserve, du verre aussi. On a ensuite axé toute notre concentration sur notre jardin, le potager, le légume. Ce n'est rien, mais je me sens mieux, c'est une manière de vivre mon travail avec un peu plus de sérénité. 

LES PÊCHEURS RETRAITÉS DE LA LAGUNE VOUS AIDENT NOTAMMENT AU POTAGER

On a travaillé sur un projet de potager social, dans notre jardin. Il y a dix potagers, j'en gère trois et pour les sept autres, ils sont gérés par les pêcheurs de l'île ; la mer a été leur vie, maintenant à la retraite, ils collaborent avec moi. C'est un échange, nous offrons l'espace et ils nous donnent un peu de légumes, c'est une manière de garder du commun, une démarche environnementale.

DURANT LA PANDÉMIE, LA NATURE A «REPRIS» SES DROITS DANS LA VILLE DE VENISE, C'EST UN ESPACE EXTRÊMEMENT PARTICULIER EN ITALIE, COMPLEXE. EST-CE QUE VOS CONVIVES, QUI S'ATTABLENT CHEZ VOUS, S'INTERROGENT SUR CETTE ZONE ? 

C'est un endroit extrêmement exposé, la zone LA plus exposée en Italie au changement climatique. Les voitures, la végétation qui disparaît, les variétés de poissons qui s'amenuisent... Ce qui est frappant, c'est la rapidité de ce changement climatique, il y a six ans ce n'était pas comme ça. C'est très rapide. Le crabe bleu par exemple donne effectivement beaucoup de difficultés aux pêcheurs, mais personne ne le mange ! Il faut le manger. Il faut manger l'espèce qui n'a pas de prédateur, pour moi c'est le futur. Je ne pense pas que le végétarisme soit la voie, alors que je mange moi-même très peu de viande, très peu de poisson... Mais je ne pense pas que ce soit le futur. Pour être plus responsable, il faut manger des espèces animales qui sont en train de changer l'écosystème. Il y a des poissons, des crabes, le tassergal, les ragondins... On peut les manger, c'est très bon ! Les chefs ont à jouer pour changer la culture dans ce sens-là. 

 

L'ÉCOLOGIE VOUS TOUCHE ÉNORMEMENT, EST-CE SELON VOUS UN SUJET QUI TOUCHE UN PEU PLUS LES CHEFFES EN CUISINE ACTUELLEMENT OU TOUS SE SENTENT CONCERNÉS AU MÊME NIVEAU ?

Je pense que oui. Mais je pense que c'est plus lié à l'histoire de la cuisine qui est faite par les hommes. On s'est retrouvées dans un espace fait par les hommes dans l'histoire, l'espace de travail très français avec les brigades, un espace conceptuel destiné au travail de l'homme qui était contraire à celui de la femme, qui se trouvait à la maison. Dorénavant, nous, les femmes, on se retrouve à chercher notre espace, dans celui déjà imaginé dans l'histoire, celui du chef. Ce n'est pas que le lieu physique, mais l'espace de la gastronomie professionnelle, c'est un espace construit et fait par les hommes. En Italie, on ne parle jamais de ça. J'ai écrit un article* dans une revue assez importante, il a été assez lu, mais n'a pas eu tant d'écho. Personne ne m'a appelé pour continuer à discuter du sujet... 

LE SUJET DE LA VIOLENCE GÉNÉRALE EN CUISINE EST DORÉNAVANT ABORDÉ.

Les hommes n'étaient pas les cuisiniers à la maison. Ils étaient des chefs de restaurant, ils cuisinaient pour le travail, l'argent, une reconnaissance professionnelle, dans la société... Je pense que cela a été l'origine d'un certain type de cuisine, assez démonstrative, un peu compétitive. Nous sommes deux genres différents. Mais la France est plus en avance sur le sujet qu'en Italie, il y a une vraie différence de style. Nous sommes éduqués, cultivés de manière différente, une nouvelle pensée philosophique. 

AUTRE SUJET MAJEUR, LE PROBLÈME DE RECRUTEMENT EN RESTAURATION QUI EST ÉNORME EN FRANCE... LE MÉTIER NE FERAIT PLUS RÊVER. QUID DE L'ITALIE ?

C'est pareil, surtout pour la salle, le service. Nous, personnellement, nous n'avons pas de mal à recruter des cuisiniers, on propose des choses différentes donc certains ont envie de travailler avec nous, mais on garde la même équipe depuis trois ans. En revanche, on a de très graves problèmes de recrutement pour les sommeliers, les serveurs ou serveuses. En Italie, il y a un sujet autour des heures de travail. On travaille beaucoup plus qu'ici en France, j'en discutais avec Giovanni Passerini, mais ici ça passe beaucoup mieux ! Le chef a une position dans la société bien différente qu'un serveur ou un maître de salle, c'est dû aux émissions de télé notamment. Alors que le service a été totalement dénigré, qui veut faire le serveur pour travailler 13 heures par jour, 6 jours par semaine ? Personne. On savait qu'il y avait de l'exploitation, le Covid l'a révélé. 

* Chiara Pavan: «L'alta ristorazione è un'invenzione maschile. Ora è necessario un modello femminile»; Identita Golose, 14-07-2021

Propos recueillis par Hannah Benayoun