Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility Alessandro Maniaci : Le chant du Sicilien | Sirha Food

Alessandro Maniaci : Le chant du Sicilien

Le 25 août 2025
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On l’avait laissé dans la salon rouge du Palais des Congrés du Touquet, un soir de Sirha Omnivore Nord, à l’issue du dernier des pop-ups dinners consacrés cette année-là à l’Italie. Nous étions en juin 2023 et la rencontre entre ses saveurs siciliennes et les fulgurances nordistes d’Ismail Guerre-Genton marque encore la mémoire de tous les convives. À l’époque, Alessandro Maniaci ne savait pas encore qu’il allait faire le tour du monde, apprendre le français en six mois et s’installer à Paris. Mais il portait déjà en lui la conviction que son destin de chef le ramènera un jour, quoi qu’il en soit, du coté des Nebrodi ou des contreforts de l’Etna, sur cette île qui nourrit toute sa cuisine et dont la sève fait battre son cœur, même loin de ses yeux. D’ici là, c’est sur le pentes de Charonne qu’il fait parler son talent, dans la micro-cuisine de Des Terres, au sein d’une bande de corsaires généreux et passionnés.

Une théorie de l’ensemble

«Je déteste les individualités, l’important c’est l’équipe. Il faut parler de l’équipe». Le Sicilien annonce la couleur dès les premiers instants de l’entretien. Le one man-show des stars culinaires, très peu pour lui. Et il insiste pour passer en revue tous les noms de la brigade: Eléonore Bastié, la seconde, Zoé Bédouin et Hadieton Kanouté, les chef.fe.s de partie, Makan Traore et Saloum Ndiaye, les plongeurs, Naïs Simonneau, la directrice de salle, Thomas Rooy, le sommelier, Pierre Vallès, le chef de rang… un casting impressionnant pour un restaurant d’une petite trentaine de couverts, et néanmoins indispensable dans l’esprit des trois fondateurs Anthony Chonchau, Matthieu « Baloo » Hernandez et Esther Vieille, comme l’explique cette dernière: «Nous voulons proposer des vins et des plats sans concession, généreux, accessibles, en restant en lien avec le tissu social du quartier, sans sacrifier la qualité. Et nous voulons dans le même temps que tous les membres de l’équipe puissent donner le meilleur d’eux-mêmes, tout en gardant un rythme de vie raisonnable. Trois services et demi par semaine pour chacune ou chacun, c’est le maximum, donc nous doublons les postes pour pouvoir ouvrir six jours».

 

Mue capitale

Alessandro et Des Terres se sont bien trouvés. Après quatre années chez Fattoria Borello, une ferme auberge perchée dans les monts Nebrodi au nord-est de la Sicile, où il envoyait 150 couverts par service au fil d’un menu puisant uniquement dans les ingrédients produits sur place, il a voulu retrouver le calme et le sommeil. Et s’éloigner d’une célébrité devenu sans doute un peu étouffante pour un jeune homme peu enclin à l’égo-trip. Une parenthèse de quelques mois, histoire d’arpenter les deux hémisphères, de la Patagonie au Japon, et de voir si les Andes ou le mont Fuji peuvent faire la nique au Stromboli, et le voilà qui prend la relève d’Emmanuel Perrot.
« Il m’a fallu un peu de temps pour de me détacher de mes préjugés sur Paris, confie-t-il. Au début je voulais impressionner. Je pensais devoir rivaliser avec ce que je voyais mis en avant ici et là. Mais je suis revenu à mes convictions et à ma personnalité. Nourrir les gens est un acte d’une très grande intimité. La technique est importante mais elle ne peut pas se substituer à l’identité de celui qui a cuisiné, au moment fugace qu’incarne un plat, à l’échange. Une assiette sur Instagram c’est une assiette qui n’appartient plus à personne, qui n’est plus dans la relation intime de la nourriture. Elle perd son cœur et son âme.»
Décomplexé, il fait évoluer la carte en douceur, envoie des arancini parisiens, met un plat de pâtes fraîches à la carte chaque jour – ce midi-là des «bonbons» aux morilles, risotto de brebis et ail des ours – et ponctue de teintes méditerranéennes les classiques printaniers hexagonaux. Sur des asperges blanches aux oursins et œufs de truite, il glisse une sauce diavola aux amandes, préparée en les infusant avec la peau dans un bouillon de cuisson de coquillages. En filigrane ou en premier rôle, la Sicile, terrienne ou marine, est partout, témoin de son lien profond et insécable avec la nature.

 

La mer de toutes les batailles

«J’ai grandi dans une famille de chasse et de pêche. Avec le respect constant du vivant, de ce qu’il y a de précieux dans chaque morceau d’un animal sacrifié pour nous. Je n’envisage pas de travailler autrement qu’avec la pêche du jour, en fonction des arrivages et surtout des saisons. Manger du thon ou de l’espadon en hiver, ça n’a aucun sens, à fortiori dans le contexte écologique actuel. Quand j’avais 15 ans et que nous allions pêcher avec mon père, nous remplissions le bateau à chaque sortie au large. Aujourd’hui les poissons ont disparu, même en Sicile. Je reste très pessimiste sur les questions environnementales. Comment réparer les dégâts de la pêche intensive? Il est trop tard… Mais cela ne me dissuade pas, à titre individuel, de faire des choix en accord avec mes principes.» Chez Des Terres, sur le miroir au-dessus du bar, tracés à la craie blanche, les mots d’Albert Camus inspirés par le philosophe japonais Shūzō Kuki sonnent comme un mantra sur mesure pour le jeune chef rarement satisfait de son œuvre. Il faut imaginer Sisyphe heureux. Dont acte. Enlassant de ses grands bras sa nouvelle ville d’adoption, Alessandro remet son ouvrage sur le métier jour après jour, entre doute et joie, porté par l’évidence de son appétit de vivre, de nourrir ses prochains et d’aimer encore et encore. «J’ai toujours su que je deviendrai cuisinier. C’est dans ma nature, je ne pouvais pas faire autre chose. Parfois, j’ai pu être lassé de lever des filets de poisson ou de préparer des pâtes fraîches à l’aube avant la mise en place. Mais je me lève toujours avec la même envie de cuisiner, parce que c’est ma façon de raconter mon histoire, de dire qui je suis, ce que je ressens, ce qui m’anime.»

Reportage par Peyo Lissarrague

Photos par William Lacalmontie