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Arnaud Daguin :

« Il faut penser sol car tout part du sol »

Le 17 septembre 2020

Il faut écouter la sagesse d'Arnaud Daguin, fils de cuisinier, cuisinier lui-même aujourd'hui engagé Pour une agriculture du vivant.

Il faut écouter la sagesse d'Arnaud Daguin, fils de cuisinier, cuisinier lui-même aujourd'hui engagé Pour une agriculture du vivant.

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Arnaud Daguin est fils de cuisinier et cuisinier lui-même. Il a aujourd’hui raccroché les casseroles pour s’engager dans le mouvement qu’il a créé, Pour une agriculture du vivant. Avec un credo : « Tous ensemble, changeons durablement l’agriculture, l’alimentation et la vie de chacun ». Une dynamique pour lui inexorable, Covid-19 ou pas.

Comment analysez-vous la crise que nous traversons ?

Le type de convulsion que l’on vient de vivre, comme une rétractation, est pour moi annonciateur d’un mode de civilisation à venir, peut-être transitoire mais nécessaire. Cela ne m’étonne pas que l’on ait eu à vivre ça. L’enjeu, c’est notre capacité à optimiser ce que nous avons vécu, et que l’on est amené à vivre de plus en plus souvent. Ça va nous arriver, on va se payer des épisodes de vides sanitaires comme pour les canards. La différence, c’est que lorsque la grippe aviaire arrive, on abat tout le troupeau. Ce n’est pas aussi simple avec les humains...

Quels sont les enjeux de demain ?

Le défi reste le même : nourrir 10 milliards d’êtres humains en 2050. Pour moi, ce n’est pas un problème. Le problème n’est pas le nombre, en valeur absolue, mais la densité au kilomètre carré. Notre planète est très prodigue, elle peut accueillir toute cette population. C’est la répartition qui est nulle, et ce que l’on fait de l’écosystème. On s’enferme dans un champ de plus en plus étroit.

Les agriculteurs sont-ils prêts pour cette transition ?

Les choses bougent plus qu’on ne le croit en agriculture, y compris dans les grandes cultures comme le blé, le colza, l’orge ou le tournesol. On avance vite sur la compréhension du vivant, qui permet d’envisager une association, un partenariat avec la nature pour faire pousser ce que l’on veut et nourrir le plus grand nombre. Les grands paradigmes de l’agronomie dans les coopératives telles que la FNSEA, sont en train de tomber. Ce n’est ni moral ni écolo, c’est simple et mathématique. Il y aurait trop d’inconvénient à continuer comme aujourd’hui. C’est plus difficile pour les très gros, il y a davantage d’inertie et cela coûte plus cher de changer de système. Mais, de plus en plus de fermes de taille moyenne, entre 250 et 500 hectares, pratiquent déjà une agriculture régénérative, sans labour, sur couverts permanents, avec de l’agroforesterie et un retour aux bosquets. Cela prendra du temps, vingt à trente ans pour décarboner petit à petit, mais c’est la clef d’une production de valeur qui s’articule autour de 5 axes : performance, eau, biodiversité, goût et indice de bonheur intérieur brut à la ferme.

Comment concilier défense de l’environnement et performance ?

Il est d’abord urgent de remettre des matières organiques dans les sols et stopper l’érosion. En agriculture de conservation des sols, on ne laboure pas mais on désherbe. Pour cela, certains utilisent du glyphosate, généralement 1 litre à l’hectare, ce qui ne nuit pas tant que ça. Mais, on sait aussi le faire sans et on va dans cette direction. On peut tout simplement se servir du végétal pour désherber, avec des cultures associées, ray-grass et colza, par exemple. On sème du ray-grass qui gazonne, sur lequel on sème du colza qui lui va monter et maintiendra le ray-grass plus bas. Le ray-grass n’est plus alors une mauvaise herbe mais une herbe utile à la céréale. Contrairement aux idées reçues, le coquelicot est lui une sorte de mauvaise herbe. En tout cas, il est le signe qu’un sol est en mauvaise santé. Pour le récupérer, il faut planter de la luzerne pendant un ou deux ans, du méteil ou de la féverole, récolter une à deux fois par an et créer de l’autofertilité en produisant de l’azote.

Quel rôle joue l’eau dans tout ça ?

L’eau est un paramètre essentiel. On a besoin de sols structurés, capables de filtrer et de stocker un maximum d’eau pour contrecarrer les aléas climatiques qui vont croissant : sécheresses ou pluies violentes. Il faut des sols amortisseurs, des éponges, pas une terre dure et imperméable. Pour cela, il faut de la vie dans le sol, des vers de terre en particulier, d’où la nécessité de ne plus labourer.

Comment lever les menaces qui pèsent sur la biodiversité ? 

Quand on pense biodiversité, on pense aux oiseaux, aux insectes, on ne pense qu’à ce que l’on voit. C’est pourtant l’invisible qui est essentiel, le mycélium, les bactéries filamenteuses. Ce sont eux qui démarrent la chaîne. S’il n’y a pas cette diversité souterraine, il n’y a pas d’insectes, pas d’oiseaux. Il faut penser sol car tout part du sol et qu’il est pourri de biodiversité. Comme le dit l’agronome Konrad Schreiber : « La biodiversité ne se protège pas : elle se produit ou se détruit ». Il faut donc produire de la biodiversité. D’autant que l’on sait désormais la mesurer dans les sols et que, grâce à des bases de données mondiales, on commence à établir une corrélation entre cette biodiversité et la qualité intrinsèque des produits, entre les pratiques culturales et les qualités nutritionnelles.

C’est une agriculture possible, pas une exception, elle n’est pas chère et produit de bons fruits et légumes, à condition de pas les abîmer lors des phases de conditionnement, de transport, de stockage et de transformation. Il y a beaucoup d’initiatives en réseau pour que les données soient partagées et compatibles. Nous venons de gagner un appel d’offre pour créer la plateforme numérique française, pour tous les paysans. Il s’agit de récolter des mesures de sols, de biodiversité, des bilans humiques (gain et perte d’humus sur une profondeur définie), de qualité de l’eau. À terme, on peut imaginer une sorte de « food scan » qui mesurerait par infrarouge, sur les chaînes de tri, le brix (taux de sucre), les protéines, les oligoéléments, le ratio oméga 3/oméga 6, en profitant des travaux de Pierre Weill (Bleu-Blanc-Cœur) sur les maladies chroniques, les inflammations de bas grade favorisées par une alimentation inadaptée.

Et le goût, dans tout ça ?

Le goût, ça n’existe pas, c’est la promesse gustative qui importe. Dans chaque produit, il y a un capital gustatif. Mais, si on le travaille comme un gland, on ne peut pas lui faire cracher une histoire. Il faut lui parler pour en tirer quelque chose. Par exemple, rôtir doucement mais longtemps des légumes, c’est une valeur sûre pour extraire une parcelle d’émotion à partir de quoi que ce soit.

On parle de la terre, mais il y a aussi les hommes...

Avec mon association, Pour une agriculture du vivant, qui fait travailler aujourd’hui 22 personnes, nous travaillons sur un Indice de bonheur intérieur brut à la ferme. Que les gens qui se lèvent très tôt le matin soient contents de le faire. Pas seulement guidés par un sentiment de fierté mais parce qu’ils sont bien rémunérés pour ce qu’ils font. Il y a un coup à jouer sur cela, par du lobbying, au niveau européen mais aussi mondial. Au niveau de l’Europe, il faut réorienter la Politique agricole commune (PAC) vers une rémunération écosystémique qui tiendrait compte de l’usage qui est fait de l’eau, de la préservation de la biodiversité et de la promesse gustative. On parle bien d’une rémunération pour les paysans, pas de prix du produit, qui doit rester accessible. À terme, le premier pilier de la PAC devrait être de rémunérer le carbone stocké, puis de récompenser la progression de chaque paysan, même celui qui part de loin comme le conventionnel avec un sol dégueulasse. Il faut créer un indice global qui mesure une trajectoire et rémunérer pour services rendus à tout le monde. Si le paysan est payé pour ça, son produit, il va le vendre à qui il veut et au prix qu’il veut.

Quel impact aura la crise déclenchée par la pandémie dans ces évolutions ?

Je ne crois pas que la crise va accélérer quoi que ce soit. Le mouvement est lent, trop lent, sans doute, mais il existe. Il est de l’ordre de l’inexorable, car tout part des besoins des agriculteurs eux-mêmes. Il n’y a pas un paysan qui n’ait pas de problème d’érosion, de coûts de production.

N’y a-t-il pas des forces contraires qui s’exercent contre cet avenir souhaitable ?

Pas tant que ça. Je ne vois pas Monsanto s’arcbouter pour vendre de la chimie pas bonne. Ils vont faire de la chimie bio. La bio qui, pour nous, n’est d’ailleurs pas la panacée. Les pionniers allaient dans le bon sens, ce sont ceux qui ne labourent plus, les autres galvaudent un peu. Finalement, on peut davantage compter sur les conventionnels, qui ne rêvent que d’une chose : ne plus acheter de produits et se passer de gros tracteurs pour retourner le sol et passer mille fois de l’engrais. Avec de petits tracteurs légers, on peut faire pousser des trucs dans des trucs, faire de la jungle. Dans le Gers, Christian Abadie fait pousser ensemble des maïs de 5 mètres de haut et des tournesols de 3 mètres. Une fois sur deux, il met tout par terre, il crée 12 tonnes de matière sèche par an, qu’il laisse au sol. Dedans, il sème du blé et le blé est content.

Si l’on en croit Claude et Lydia Bourguignon, beaucoup de sols sont définitivement morts. Comment faire ?

C’est vrai, il y a des endroits où c’est du désert pour 100 ans, on est sur de la roche mère, sur le caillou, or, la pédogénèse, ça prend un temps fou. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’on peut bien travailler avec la nature et le vivant. Elle est magique, cette prodigalité. Plus on en demande et plus tout va bien. On recrée un biotope, on plante des arbres qui ne sont pas là pour te faire chier mais pour aider à faire pousser le reste. On chercher l’autofertilité, la capacité d’un sol équilibré à générer du vivant, à faire de la biomasse à fond la caisse.

Quel rôle peuvent jouer les chef.fe.s dans ce mouvement ?

Le cuisinier, c’est le dernier maillon, celui qui va toucher ce que l’on mange avant qu’on le défèque. Il a la responsabilité de savoir ce qui s’est passé avant lui et de choisir en fonction de ce qu’il veut porter comme valeur.

Êtes-vous pessimiste ou optimiste ?

Je m’inscris plutôt dans une prospective optimiste. La dynamique de cette agriculture du vivant est exponentielle en termes de production. Quand tu la mets en route, c’est dingue, cela produit plus que ce dont on a besoin. Dans moins de quelques décennies, la bouffe sera abondante et gratuite. Viendra alors le temps où une ville intelligente donnera des légumes et des fruits à tous ses habitants. Ce que l’on payera, ce sera le transport, le service, et la cuisine.

Propos recueillis par Stéphane Méjanès
Entretien à retrouver dans le Foodbook 14 d'Omnivore (sortie le 24 septembre)