Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility Claude Fischler : «Il nous faut comprendre et inventer une nouvelle relation à l’alimentation» | Sirha Food
SIRHA LYON 2023

Claude Fischler : «Il nous faut comprendre et inventer une nouvelle relation à l’alimentation»

Le 18 janvier 2023

Comment la pandémie a-t-elle modifié le rituel du repas à la française, culturellement fondé sur la commensalité,  et désormais marqué par l’individualisation des mœurs alimentaires?

Comment la pandémie a-t-elle modifié le rituel du repas à la française, culturellement fondé sur la commensalité,  et désormais marqué par l’individualisation des mœurs alimentaires?

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L’avis du sociologue, dont l’un des axes de recherche est le partage et les formes du manger ensemble à l’âge de l’individualisme…

Peut-on dire que l’affection des Français pour la table demeure intacte en ces temps de pandémie et de crises multiples?

Nous avons une relation particulière avec la table. Qu’est-ce que manger pour les Français? Un rituel, c’est-à-dire un temps, un espace, une compagnie. Le temps du repas, l’espace de la table, la société des convives et une séquence de plats partagés. Si un Français dit «je n’ai pas mangé aujourd’hui», cela peut simplement vouloir dire qu’il ne s’est pas assis à table, même s’il a mangé un sandwich au comptoir d’en face… Les Français sont encore ceux qui restent à table le plus longtemps. À 13 heures, au moins 50% d’entre eux sont en train de manger. Au Royaume-Uni, ils ne sont guère plus de 17%. Cette histoire de la cuisine et du rituel du repas reste ancrée jusqu’au covid. À ce stade, les repas ont dû être «rapatriés» au foyer, ce qui a constitué un bouleversement majeur. D’un côté, certains ont redécouvert le commerce 
de proximité et la cuisine à domicile. Mais, en même temps, s’est accéléré un processus de 
fond entamé depuis des décennies: la transformation croissante de la restauration en un commerce alimentaire de détail. Le click and collect, la livraison à domicile représentent le mouvement le plus rapide. Certains établissements ont pu compenser en partie la perte d’activité grâce aux plats à emporter et 
à la livraison. La tendance a été d’accentuer la logique économique déjà à l’œuvre auparavant: le moins de transformation culinaire possible, la réduction de la main d’œuvre. Ce qui me frappe personnellement dans l’offre déjeuner citadine après le confinement, qu’il s’agisse de fast food ou de restauration de base, c’est la simplification et l’homogénéisation de l’offre. Certains cuisiniers-restaurateurs ne sont pas revenus à leur offre d’origine, prenant en compte le ratio coût-matière et le personnel.

Beaucoup de Français expriment le besoin du «tout, tout de suite». Est-ce que cela s’oppose au besoin de se retrouver à table?

La commensalité, traditionnellement, dans beaucoup de cultures, reflète la hiérarchie 
familiale ou sociale: il y a la place du père ou du patron, qui est servi le premier, les règles à 
respecter, etc. Et puis il y a aussi la convivialité, simplement, le plaisir ou le besoin d’être ensemble. Tout cela semble devenir plus souple, plus flou, plus informel. La nouvelle génération pose de nouvelles questions. Jusque-là, le style d’alimentation passait par les phases du cycle de vie. En s’émancipant, en quittant le foyer familial, on adoptait un style émancipé des rituels domestiques, moins structuré, plus «à l’arrache », avant de s’installer en ménage puis en famille, dans une profession et de revenir à un mode plus proche de celui de la famille d’origine. On peut se demander si les Millennials et surtout la génération dite Z, née avec le siècle, reviennent encore, ou autant, aux habitudes de départ. Les changements semblent parfois plus profonds et plus persistants. Il faut comprendre l’individualisation des mœurs alimentaires, voir si et comment nos contemporains réorganisent la commensalité. Manger ensemble est fondamental. C’est en grande partie à table que se fait l’apprentissage d’une culture, des relations interpersonnelles ou hiérarchiques, de la prise en compte de l’autre. Tout cela passe par les manières de table et leur enseignement. Si l’alimentation s’individualise de plus en plus, si cet apprentissage se fait moins strictement, jusqu’où les contraintes liées aux formes collectives de rituels alimentaires vont-elles se relâcher ?

Qu’avez-vous observé sur cette nouvelle manière de nous alimenter?

Le repas est aussi le partage d’une ration disponible, où tous et chacun doivent recevoir leur juste part. 
Lorsque s’éloigne le sentiment de l’incertitude ou de l’urgence alimentaire, lorsque l’on 
bénéficie de l’abondance, on l’oublie un peu, on s’en éloigne. C’est ce qui s’est passé ces dernières décennies. Mais on voit apparaître un nouvel impératif moral lié à l’alimentation. Il faut manger «juste» de trois points de vue: la santé (la bonne nutrition); l’écosystème (l’avenir de la planète et de la vie); la société (la répartition). Une nouvelle conception, un nouvel idéal de l’alimentation pourrait sembler apparaître pour certains. Une alimentation à deux vitesses en alternance: d’un côté, le quotidien, le travail, une nourriture économique en temps et en argent, aussi saine et fonctionnelle que possible, écoresponsable, réglée librement et individuellement. De l’autre, le temps de la cuisine et du restaurant, le collectif et la convivialité.

La restauration collective a payé un prix assez lourd également. Qu’en est-il de la table au travail ? S’éloigne-t-on dorénavant du groupe lorsque vient l’heure de manger ?

Il me semble que, dans l’entreprise, il existe partout un espace de convivialité, d’échange et de sociabilité. Ce peut être, selon les cultures ou les entreprises, la machine à café ou un espace où l’on peut 
apporter, éventuellement réchauffer, un snack ou un casse-croûte. Tout le monde ensemble et chacun pour soi. Mais les différences sont grandes d’une culture à l’autre. Dans certaines cultures, on peut préférer s’isoler pour manger. Aux États-Unis, par exemple, on peut être plus enclin à rester devant son ordinateur avec son sandwich. En France, on a tendance à se rassembler – autour d’un comptoir, d’une 
table, à la cantine bien sûr, mais aussi dans un lieu public… Dans beaucoup de cultures, comme en France, le fait de manger seul a longtemps été, est encore, stigmatisé. Il y a une notion de communion dans le rapport à l’alimentation français, mais aussi italien, espagnol… Dans ces sociétés historiquement influencées par le catholicisme, la notion de partage est essentielle : ne pas partager ce qui est au centre de la table, c’est refuser de communier, pour ne pas dire se faire excommunier. Dans les sociétés marquées historiquement par le protestantisme, individualistes, le rapport à l’alimentation est celui d’un individu libre et responsable. Aux États-Unis, un repas de travail ou d’affaires, c’est le résultat d’une négociation sur la base de ce que chacun mange ou ne mange pas, aime ou n’aime pas. On est 
dans le registre du contrat et non de la communion. Une fois l’accord passé, il ne reste qu’à se mettre à table, échanger – professionnellement ou personnellement – et prendre congé. Ce modèle semble progresser un peu partout, les pays latins eux-mêmes se «protestantisant» peut-être en ce sens un peu plus chaque jour? Peut-être la pandémie a-t-elle plutôt favorisé ce processus dans lequel chacun exprime ses choix et surtout ses évictions (le sans-sans, ni-ni), comme nous l’avions diagnostiqué il y a déjà dix ans¹. Il nous faut aujourd’hui comprendre et, en somme, inventer une nouvelle relation à l’alimentation. Les professions de l’hospitalité sont dorénavant aux prises avec un renversement anthropologique du rapport à l’alimentation et à autrui. On voit d’un côté les substitutions, les évictions et les options qui se multiplient et les problèmes inextricables qu’elles soulèvent. Il peut paraître paradoxal que, dès que l’on monte en gamme dans la restauration, avec les «tasting menus» par exemple, on accepte d’avoir moins de choix sinon d’y renoncer volontairement, au moins en partie…

Vers quel modèle, quelle transformation, nous dirigeons-nous?

Ce n’est pas une petite révolution, car le fait de pouvoir dire ce que l’on veut ou ce que l’on ne veut pas lorsque l’on est reçu signifie que l’on élimine ou réduit la réciprocité dans l’hospitalité. La réciprocité, c’est: je vous reçois, et donc je vous donne, mais vous me donnez en acceptant ce que vous recevez de moi. Si vous m’imposez ou refusez ce que je vous donne, cette réciprocité est remise en cause. Nous sommes dans une phase de transformation, de remise en cause mais le nouveau modèle n’est pas encore clair 
et viable. Ce qui est clair, c’est une individualisation fondamentale, un processus de très long terme par lequel chaque individu devient de plus en plus libre et responsable de ses choix. Depuis les origines de l’Homme, depuis la maîtrise du feu, manger a toujours été une affaire collective car une caractéristique humaine essentielle a été, dans l’évolution, la sociabilité, la coopération, donc la régulation et le partage 
des ressources dans le groupe. Nous sommes entrés dans une ère où nous devons inventer comment à la fois affirmer l’individualité de chacun dans le groupe et la solidarité de tous dans l’humanité…

Propos recueillis par Hannah Benayoun
Photographie : Romain Bassenne