Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility « Nous serons encore plus conscients » | Sirha Food
Clare Smyth :

« Nous serons encore plus conscients »

Le 16 juillet 2020

Grâce à Core, au cœur de Notting Hill, la cheffe britannique jongle subtilement entre innovation écoresponsable et conservation de patrimoine culinaire. Rencontre.

Grâce à Core, au cœur de Notting Hill, la cheffe britannique jongle subtilement entre innovation écoresponsable et conservation de patrimoine culinaire. Rencontre.

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 Vous êtes la présidente d’Honneur du Bocuse d’Or Europe, que vous inspire cela ?

Je suis très heureuse et honorée. J’ai tellement de respect pour cette compétition que je suis assidûment, on y parle technique et de tous les sujets majeurs de notre métier. Le concours concentre notre art dans un événement spectaculaire, il met fantastiquement en valeur nos talents aux yeux du monde. Je me sens très privilégiée. 

 Pourriez-vous définir le Bocuse d’Or en quelques mots ?

C’est le plus grand spectacle de gastronomie. La première fois que j’y suis allée, j’étais une jeune cheffe. Nous nous sommes rendus au restaurant de Paul Bocuse où j’ai vécu le plus incroyable des shows. La musique, l’excitation, l’atmosphère, c’est si important pour la gastronomie !

Que pensez-vous des concours culinaires en général ?

Je pense que c’est une formidable opportunité, comme les Jeux olympiques. C’est le spectacle final, où l’on montre tout ce que l’on sait faire. Ils exigent de la part des chefs un investissement total et beaucoup d’entraînement, mais ils permettent aussi de rassembler le monde entier dans une compétition.

Quelle importance accordez-vous aux prix ?

C’est un équilibre à avoir. Ils favorisent le business et apportent la certitude que vos clients sont heureux. Ils sont importants pour la promotion des restaurants et nous permettent également de nous améliorer. Mais ce qui compte à la fin, c’est toujours la satisfaction du client.

Alors que nous vivons toujours cette crise sanitaire, pensez-vous au restaurant « d’après » ? 

J’y pense beaucoup, je voudrais qu’il soit le même qu’auparavant. Mais je pense que nous serons plus conscients de ce que nous avons déjà et que nous l’apprécierons encore plus. Nous devons valoriser les communautés, l’humain, l’espace social et les restaurants. J’ai tellement hâte de revenir à cette atmosphère bourdonnante et bouillonnante, aux rires, aux salles pleines de monde, l’ancien monde me manque. Je suis sûre que nous travaillerons avec encore plus de conscience et d’éthique.

Malgré la situation, vous avez évoqué votre attachement à la discipline dans votre travail, le besoin d’être concentrée pour avancer, avez-vous remarqué des changements dans votre rapport à votre profession ?

Évidemment, mes journées sont différentes, je ne touche pas de produits par exemple, je suis devant mon ordinateur, c’est très triste. Nous amorçons un travail caritatif, mais nous ne voyons plus nos producteurs, nos agriculteurs… L’ordinateur a pris de la place dans mes journées, nous échangeons avec les gens plutôt que d’appliquer notre savoir-faire.

 Quels sont les chefs qui vous inspirent le plus ?

Beaucoup de chefs ont jalonné ma carrière, notamment Gordon Ramsay, pour qui j’ai travaillé pendant plusieurs années, ou Thomas Keller et Alain Ducasse, qui m’inspirent chaque jour. La façon dont ils gèrent leur entreprise, la qualité de leur travail, de leur marque, est phénoménale. Je me suis également rendue au Pérou il y a quelques temps et j’ai adoré lire l’histoire de cette terre à travers les plats et la nourriture. 

La vente à emporter a séduit beaucoup de chefs durant cette période, pensez-vous que ce soit un modèle pérenne ?

Nous avons exploré des options, même si la vente à emporter n’est pas vraiment idéale. Mais elle représente évidemment un énorme marché et c’est une bonne idée pour les clients qui ne se sentent plus forcément à l’aise à l’idée d’aller au restaurant. Le restaurant vient à eux. La solution de recevoir un merveilleux repas, pour six personnes pourrait fonctionner avec un système en précommande, c’est une piste à explorer.

Quel type de relations entretenez-vous avec vos producteurs ? 

Nous choisissons un produit en particulier et nous partons à la recherche du producteur. Nous activons notre réseau de fournisseurs, nous rendons sur place, observons le produit, discutons beaucoup et élargissons les possibilités de ce produit. Par exemple, nous avons découvert qu’en Angleterre nous pouvions faire pousser du wasabi anglais, une surprise. Ce wasabi pousse dans ce que l’on appelle les Victorian Waterbeds depuis la période victorienne. Ces zones étaient alors utilisées pour la culture du cresson. Tous les villages anglais avaient autrefois des productions de cresson qu’ils entretenaient avec soin car il est excellent pour la santé. Le cresson était alors expédié à Londres par trains entiers ! Depuis, ces watercress beds sont inutilisés un peu partout en Angleterre et des entrepreneurs ont décidé d’y faire pousser du wasabi frais. C’est ce genre de surprises que nous découvrons lors de nos rencontres avec les producteurs, nous faisons ensuite nos recherches sur le cresson, ses bienfaits, comment le cuisiner et on se plonge dans l’Histoire. 

Comment maintenez-vous le patrimoine gastronomique historique britannique ?

Je pense qu’il est primordial de regarder l’Angleterre moderne mais aussi de se pencher sur son histoire. Pourquoi nous mangions ainsi et pourquoi nous gardons un goût pour certaines choses aujourd’hui. Mais nous sommes aussi très progressistes. Les aliments, la nourriture ont beaucoup évolué en Grande-Bretagne depuis trente ou quarante ans et spécialement dans la gastronomie. Nous sommes dorénavant entourés de nombreux producteurs et fournisseurs qui nous aident à obtenir des produits et à élaborer cette cuisine. C’est important de savoir d’où nous venons, notamment grâce à ceux qui nous racontent notre histoire.

Quelle utilisation faites-vous de l'outil digital ?

Je pense que c’est un outil fabuleux pour raconter l’histoire de notre métier. La narration d’un plat, d’où il vient, l'histoire d’un producteur ou de mon équipe… On laisse entrer les gens dans notre monde, c’est un outil important car c’est notre voix et nous la contrôlons. Personne ne nous dit quelle histoire raconter, nous investissons beaucoup en termes de temps et développement de contenu, car nous avons de belles histoires à raconter. 

Pensez-vous que les femmes à la tête de restaurants, à l'image de Dominique Crenn ou Anne-Sophie Pic qui vous inspirent, sont suffisamment représentées ?

Nous devons continuer à travailler sur ce sujet, il y a certes moins de femmes que d’hommes à la tête de grands restaurants. Mais nous avons plus de femmes en cuisine, des femmes plus jeunes et qui travaillent à très haut niveau. J’espère que les prochaines générations continueront à travailler sur le sujet et à rendre les femmes encore plus visibles.

En écho avec la situation que nous vivons, les restaurants doivent devenir de plus en plus responsables et durables, quelles initiatives mettez-vous en place ?

La responsabilité et la durabilité font sens pour moi. Lorsque j’ai ouvert Core, je ne l’ai pas pensé en termes de labels mais me suis rapprochée vers ce que je voulais vraiment mettre en place : travailler avec nos producteurs de façon durable, former l’équipe de manière responsable... Bien sûr la nourriture doit être responsable, mais tout ce qu’il y a autour doit l’être aussi. La connaissance de notre métier est parfois un peu perdue de nos jours par nos jeunes chefs et serveurs. Chez nous, ils peuvent acquérir des connaissances sur l’histoire de la cuisine, de l'alimentation et nous organisons des présentations chaque mercredi. Nous devons travailler un certain équilibre dans notre métier pour que les gens restent dans notre industrie et restent passionnés, c'est cela aussi, être responsable. 

Propos recueillis par Hannah Benayoun

Entretien réalisé le 17 juin 2020

Clare Smyth

Née en 1978 en Irlande du Nord, Clare Smyth a étudié les arts culinaires au Highbury College en Angleterre. En 2002, elle rencontre Gordon Ramsay et devient Senior Sous Chef pour ensuite intégrer l'équipe d'Alain Ducasse en 2005 au Louis XV de Monte-Carlo. Clare Smyth revient en 2012 au restaurant de Gordon Ramsay en tant que chef et devient l'année d'après membre de l'Ordre de l'Empire Britannique (MBE). 

En 2017, elle ouvre Core, son restaurant au cœur du quartier de Notting Hill à Londres, où elle décroche deux étoiles au Michelin et demeure l'une des chefs les plus récompensées en Grande-Bretagne. En 2021, elle inaugurera un nouvel établissement à Sydney (Australie).