Pour exister toute la journée, les boulangers cassent les codes
Par Rémi Héluin
Si les artisans du pain sont devenus restaurateurs au fil des années, ils doivent désormais réaliser une nouvelle mue de leur offre autant que de leurs points de vente. Face à un consommateur toujours plus nomade et volatile, ils doivent innover pour renforcer leur attractivité du matin jusqu’au soir. Pour y parvenir, les boulangers disposent d’un atout majeur : des horaires d’ouverture particulièrement larges et une relation de proximité entretenue avec leur environnement.
Les trois repas par jour qui façonnaient traditionnellement les pratiques alimentaires des Français semblent désormais être de l’histoire ancienne. Si notre pays demeure attaché au temps passé à table, dépassant encore les deux heures par jour, les repas se déstructurent et se multiplient. A l’image des habitudes observées en Asie, où le grignotage est culturel, la fragmentation des prises alimentaires devient une réalité à même de bousculer le visage de l’offre en restauration comme en boulangerie. En 2018, une étude du Credoc révélait que 38 % des Français consommaient au moins un en-cas en dehors des repas chaque jour. Depuis, le Covid-19 est passé par là et a accéléré la tendance. Cinq ans plus tard, le carnet State of Snacking publié par Mondelez International affichait un chiffre plus significatif encore : 64% des personnes interrogées préféraient alors consommer une multitude d’en-cas au fil de la journée plutôt que des repas consistants. Désormais, nos compatriotes grignoteraient 5,5 fois par jour.
Peu importe le format, le plaisir se vit en boulangerie

© Mademoiselle Desserts
Côté vitrines, de nouveaux formats prennent place pour satisfaire cette faim de mets légers et nomades. Mini-sandwiches, bouchées sucrées (flans, cookies garnis…), biscuits secs ou gâteaux de voyage, les options sont nombreuses. Le géant de la boulangerie Marie Blachère a développé un menu particulièrement attractif qui répond parfaitement à cette tendance. Pour 5€, le client peut choisir quatre produits sucrés ou salés (p’tit sandwich, p’tit viennois, beignet, donut, madeleine, croque-monsieur, boissons) à sa guise, sans contrainte sur le choix des combinaisons. Le format permet ainsi de créer des pauses variées, tout en jouant la carte de l’accessibilité prix.
De telles initiatives s’inscrivent dans la dynamique de diversification de l’offre, incarnée par l’arrivée des salades et plats chauds en boulangerie. Ces produits ont d’abord permis de créer du flux au déjeuner, et répondent désormais à des besoins en fin de journée. Pour pallier le « frigo vide » et tirer leur épingle du jeu dans l’économie « de la flemme », théorisée par de nombreux observateurs, les boulangers pourront jouer sur la complémentarité de leurs gammes, permettant de valoriser le savoir-faire autour du pain… mais aussi d’explorer de nouveaux terrains de jeu.
L’apéritif dinatoire est de ceux-là. Selon une étude menée par L’ObSoCo, en 2024, près d’un Français sur deux (48%) s’était accordé ce plaisir au moins une fois dans l’année. Deux tiers de la population le considère comme pratique face aux contraintes du quotidien. A Villemoisson-sur-Orge, dans l’Essonne, Le Tiroir à Pain en a fait sa signature : cette « boulangerie apéritive » rassemble fromages, charcuteries, vins, bières et pains au levain naturel. Un mélange atypique qui permet de rester ouvert toute la journée, tout en développant le panier moyen de sa clientèle.
Derrière les comptoirs, à boire et à manger pour défendre la signature des artisans

Au-delà de cette logique de diversification, la filière doit également renforcer ses appuis sur des instants de consommation traditionnels. Le petit-déjeuner et le goûter sont deux temps forts de la journée qui se trouvent transformés par la « coffee-shopisation », selon le néologisme consacré, du secteur du snacking. Dans les zones urbaines, des établissements spécialisés dans le café et ses déclinaisons dites de spécialité viennent concurrencer les boulangers… qui n’ont pas manqué de réagir, en misant à leur tour sur les boissons chaudes pour fidéliser leur clientèle.
Le coin café est devenu un incontournable, et ce n’est que le début. Le chef pâtissier du Ritz, François Perret, qui quittera d’ailleurs ses fonctions fin août, avait surpris en dévoilant ses « boissons pâtissières », des interprétations liquides de ses créations iconiques. Désormais, la tendance s’étend du côté des grandes enseignes. Au sein de son nouveau concept, déployé notamment dans son flagship parisien de la place de l’Opéra (Paris 2è), Brioche Dorée propose des boissons signatures, pensées comme de véritables « viennoiseries à boire », toutes surmontées d’un demi-mini-croissant, un astucieux clin d’œil au produit emblématique de l’enseigne. En proposant une expérience cohérente entre solides et liquides, la filière pourrait être en mesure de capter durablement une clientèle toujours plus exigeante. Les spécialités feuilletées sont, elles aussi, amenées à incarner un élément clé du dispositif. Si les classiques croissants et pains au chocolat demeurent plébiscités pour les pauses matinales, les options plus gourmandes trouvent un écho tout particulier dans les attentes liées au goûter. New York Roll, Crookie, croissant garnis… autant de produits toujours plus visibles sur les vitrines et les réseaux sociaux, qui mettent en valeur le savoir-faire des boulangers dans la réalisation des viennoiseries, et permettent de générer d’indispensables marges. De quoi offrir un avenir toujours plus croustillant aux artisans et à leurs clients, en marge de toute forme de code et concept.