La pizza boulangère, botte secrète des artisans du pain
Texte par Rémi Héluin
Photo de couverture par Annija Mieze
Si plusieurs variantes de la pizza ont gagné en visibilité ces dernières années, à l’image de la fameuse napolitaine, c’est une version bien plus discrète qui fait le bonheur de millions de Français à l’heure du déjeuner. Grâce à leur maîtrise de la pâte et des fermentations, les boulangers se sont emparés du produit de longue date… le tordant à leur vision et à leurs contraintes. Devenue l’un des marqueurs d’accessibilité des enseignes nationales, cette référence aux lointaines inspirations italiennes semble bien préservée des logiques de montée en gamme.
Célébré le 27 juin au travers d’une journée mondiale dédiée à ce fruit juteux, l’ananas n’a pas encore pénétré les pizzas des rayons snacking en boulangerie. Ici, les garnitures misent plus sur la gourmandise (à grand renfort de fromage, viandes et charcuteries) et les saveurs tendance : poulet thaï ou curry, burger, kebab… autant d’options mises en avant par des marques telles que Marie Blachère, Ange ou Sophie Lebreuilly, qui ont fait de la pizza un outil d’attraction, grâce à des tailles généreuses -leur diamètre flirte avec les 40 cm- et des prix séduisants. Pour autant, ces acteurs de la boulangerie de rond-point n’ont fait que s’engouffrer dans une brèche ouverte par les artisans de longue date : réalisée à base de pâte à pain, la « pizza boulangère » a fait sa place dans un paysage très concurrentiel.

© Boulangerie Ange
Pour y parvenir, elle a pu compter sur l’amour des Français pour le fameux plat italien - près de 1,19 milliards d’unités auraient été vendues dans l’Hexagone en 2023 selon Gira Conseil -… tout en bousculant ses codes. Souvent réalisée en plaque rectangulaire et reposant sur un socle aussi épais que moelleux, elle a été identifiée par le consommateur comme une version spécifique du produit. « Les attentes ne sont pas les mêmes que celles exprimées vis à vis d’une pizza dégustée au sein d’un restaurant italien. », note Nicolas Nouchi, fondateur du cabinet Strateg’eat. Le produit doit en effet tenir en vitrine et supporter un réchauffage sans altération majeure, ce qui serait bien difficile pour la napolitaine par exemple, destinée à être dégustée instantanément.
La tentation de la montée en gamme et de la technicité à l’épreuve de la réalité du terrain

Si elle est devenue un incontournable, d’autant plus avec la montée en puissance des activités de restauration rapide au sein de la filière, la pizza boulangère peut-elle monter en gamme et se rapprocher de ses « grandes sœurs » ? C’est la question à laquelle essayent de répondre plusieurs acteurs de la meunerie française. Avec la farine Bella Lucia, lancée en 2018, les Moulins Bourgeois (implantés à Verdelot, en Seine-et-Marne), ont souhaité proposer une matière première reprenant les codes de leurs confrères italiens. Sa grande force boulangère (entre W340 et W360) est associée à une bonne extensibilité, sans rétreint… le tout en utilisant exclusivement des blés français.
Depuis, d’autres acteurs se sont lancés dans l’aventure, à l’image du Moulin de Rivières (avec la marque Arte Grano). Les produits, dotés de réelles qualités techniques et d’un bilan carbone réduit face aux options provenant de l’autre côté des Alpes, peinent cependant à séduire les boulangers. Ces derniers se révèlent peu enclins à changer leurs habitudes et à introduire un niveau de complexité supplémentaire dans la réalisation de leur gamme, lié au pétrissage d’une pâte spécifique.
L’évolution pourrait venir de la tendance à l’hybridation : alors que la boulangerie adopte massivement les codes de la restauration, fabriquer des pizzas à la minute s’avérerait être le prolongement du savoir-faire naturel de l’artisan. Les initiatives en ce sens demeurent timides, et se concentrent généralement autour de « soirées pizza » proposées une à deux fois par semaine. A Versailles (Yvelines), la Maison Bigot, une institution boulangère de la cité royale, avait expérimenté le concept avec la Casa de Madame, une trattoria aménagée au sein même d’un de ses points de ventes historiques. Le lieu n’a, semble-t-il, pas trouvé son public et a été reconverti courant 2024… en crêperie, même si les pizzas continuent de garnir les vitrines des autres boulangeries de l’enseigne locale. Une preuve supplémentaire que la pizza boulangère n’a pas fini de garder ses secrets… et serait même bien dans ses baskets, à défaut d’avoir choisi la botte.