Face au développement des boutiques hybrides, l’inévitable déclin de la boulangerie à la française
Développer des lieux de vie. Le positionnement affirmé par les nouveaux entrepreneurs en boulangerie se résume en ces quelques mots. Il transforme en profondeur la mission de ce commerce ancré dans le quotidien des Français : plus question d’accueillir les clients quelques secondes, le temps d’un simple acte d’achat. Tout est fait pour prolonger l’instant, et ce à toute heure de la journée, faisant de la restauration le centre de gravité de l’offre. Une mutation qui efface une bonne partie des marqueurs traditionnels de la filière.
Récemment, le DJ Bob Sinclar a mixé au sein de la boulangerie The French Bastards située rue Oberkampf, dans le 11ème arrondissement de Paris. Bien loin d’être anecdotique, cet événement s’inscrit dans le prolongement de la tendance des « bakery raves », qui consiste en l’organisation de show musicaux dans des boulangeries du monde entier. Ce mouvement symbolise une évolution majeure de la mission des artisans boulangers : au-delà de fabriquer du pain et des gourmandises, ils doivent être en mesure de proposer une expérience globale à leurs clients. Un travail qui s’impose au quotidien, qu’il s’agisse d’imaginer l’offre ou l’agencement du point de vente. Cela nécessite de nouvelles qualités : non seulement le boulanger doit être un bon artisan, apte à proposer des produits différenciants, mais également un commerçant habile.
Ces boulangeries « hybrides » prennent progressivement le pas sur le modèle traditionnel, où seule la vente à emporter était proposée. Parmi les acteurs les plus en pointe de cette approche moderne, Maxime Lefebvre refuse l’appellation de « concept » pour le modèle mis au point au sein de son enseigne Mamatte, déployée à Amiens, Longueau (Somme), Lille (Hauts-de-France) et Reims (Marne) : « Il s’agit de l’évolution d’un parcours, le mien ! Je suis boulanger-pâtissier de métier et j’ai toujours voulu voir plus loin. L’approche classique de la boulangerie me frustrait, j’avais besoin de créer des lieux de vie pour mieux échanger avec mes clients ». Dès son installation à côté de la gare d’Amiens en 2015, il propose 30 places assises et développe une offre snacking « qui ne se faisait pas encore en boulangerie », avec des propositions réalisées minute. Quatre ans plus tard, il prolonge l’expérience à Longueau avec des brunchs et du service à table. Depuis, la proposition s’est affinée, avec un savant mélange associant « innovation et cohérence entre les instants de consommation ».
Une irrésistible expansion géographique, apte à nourrir l’appétit du consommateur moderne
L’artisan amiénois, qui se développe désormais en franchise, n’est pas le seul à avoir poussé loin l’hybridation. A Caen (Calvados), La Mie Paulette offre un cadre convivial au mobilier chiné, où plats du jour, pizzas et douceurs sucrées allant du gâteau de voyage à la pâtisserie élaborée se côtoient toute la journée. Même approche en Bretagne dans les deux points de vente (situés à Châteaulin et Rostrenen) du KB, le « Fournil Fast Good » imaginé par Hélène et Laurent Maeseele. Ces exemples témoignent de la volonté d’artisans boulangers « traditionnels » de s’émanciper des codes dans lesquels ils ont évolué pendant plusieurs dizaines d’années, pour continuer à nourrir la population au quotidien.

Si la recette semble éprouvée, elle pose cependant la question de l’évolution de la perception des boulangeries par le consommateur. En boutique, la diversité des produits peut nuire à la lisibilité de l’offre, et les entreprises se révèlent contraintes à réaliser des arbitrages qui renforcent leur éloignement des fondamentaux du métier. Cela se traduit par des chiffres marquants : chez les acteurs les plus « hybrides », le pain ne représente que 5 à 15% de l’activité, contre plus de 50% pour le snacking. Une réalité qui induit de réaliser des choix stratégiques forts, comme la centralisation totale de la fabrication, ou la suppression de certaines références. « En 2024, nous n’avons pas proposé de bûches de Noël », assume Maxime Lefebvre. En renonçant à se positionner sur ces temps forts de la filière, c’est la mission même de la boulangerie qui se trouve remise en question… autant que la fameuse appellation, à laquelle des acteurs tels que Mamatte ont dû renoncer du fait de l’absence de pétrissage du pain sur place. De quoi inciter à trouver, dans les années à venir, de nouvelles dénominations pour ces OBNI - Objets Boulangers Non Identifiés - !
Par Rémi Héluin