Lionel Chauvin, le glacier inoxydable
Par Pomélo
Par Pomélo
Enfant, Lionel Chauvin mange de la glace nougat-miel tous les midis en rentrant de l’école. Pas n’importe laquelle, celle de son grand-père maternel, un certain Raymond Berthillon (1923-2014). Ce boulanger devenu star parisienne de la glace, célèbre pour ses sorbets, dont celui à la fraise des bois qui contribua à son succès. « Avant lui, il n’y en avait quasiment pas en France. Ce n’est pas lui qui les a inventés, mais c’est lui qui a réintroduit l’idée », explique Lionel au micro du podcast Papilles en juin 2025. Cela vaudra à Raymond Berthillon une lettre furieuse de la Confédération des glaciers, qui reproche à l’artisan de faire ces glaces à l’eau qui « détruisent le métier ». Qu’importe : l’intéressé n’a d’yeux que pour la qualité de ses produits, au point que le critique gastronomique Henri Gault le qualifia, dans les années 1960, de « glacier que l’argent laisse froid ». Un tel monument de Paris que Raymond Berthillon s’accordait le luxe ultime de fermer sa boutique huit semaines… en plein été.
Le petit-fils décide, après son BTS hôtelier, de rejoindre l’aventure familiale. Apprendre à faire des glaces ? Non. « C’était à la dure. Tu n’avais pas le droit de toucher aux trucs importants pendant très longtemps. Je portais les livraisons, je faisais l’étiquetage. Et j’ai appris… en regardant ». Aujourd’hui, il reproduit ce modèle avec sa stagiaire : « En un an, je ne suis pas sûr qu’ell ait fait trois turbines, mais elle sait reconnaître une glace qui n’est pas bonne ou rattraper une glace qui va être loupée ». Contrairement à certains glaciers qui affirment qu’avec une machine, « la framboise, c’est ce chiffre-là, ce chiffre-ci », Lionel Chauvin fonctionne à l’œil : il surveille l’évolution de la texture, adapte la turbine et n’oublie jamais de penser à la glace finale que les clients dégusteront chez eux.
Dans le milieu de la glace, Lionel Chauvin est un gars à part. Littéralement, puisqu’il ne compte pas de salarié. Après avoir travaillé plus de vingt ans pour la maison Berthillon, située au 31, rue Saint-Louis en l’Île, où l’on produit jusqu’à 1 000 litres de glaces et de sorbets, il décide de se lancer à son compte en 2021 avec une enseigne baptisée Enzo & Lily, clin d’œil à ses enfants. Les gourmets curieux du XVIe arrondissement de la capitale fréquentent sa boutique, mais ce sont surtout les professionnels qui font vivre l’homme : 80 clients à Paris et dans les environs, essentiellement des restaurateurs et des commerces de bouche (ou pour la plateforme Disney + récemment, avec des créations glacées autour du hot dog ou du gruyère). Ne parlez pas à Lionel Chauvin de « labo », nom qui désigne souvent l’endroit où travaillent les artisans du sucré, y compris dans les plus grands restaurants et palaces. « Je ne suis pas laborantin, donc je ne suis pas dans un labo. Un pâtissier, c’est une pâtisserie ; un cuisinier, une cuisine. Je fais des glaces : c’est une glacerie, point final. Le mot est important. Ça ramène beaucoup à l’artisanat », pointe-t-il dans le podcast Papilles, pour souligner le contraste avec un laboratoire d’usine à glaces.
Il est comme ça, Lionel Chauvin, sans filtre. Sa communicante l’a d’ailleurs qualifié de « glacier libre ». Libre de s’amuser avec des glaces et sorbets salés — du jambon-beurre à la langoustine, l’huître et l’oursin (mais pas la Saint-Jacques, toujours un échec). Libre de critiquer les formations et notamment le CAP Glace, « très mal fait », parce que basé sur la chimie, avec une utilisation massive de stabilisants. « Moi, je suis à 67 % de fruit dans mon produit fini, puisque je ne foisonne pas (le foisonnement correspond à l’introduction d’une proportion d’air en début de glaçage). Il y a même un Meilleur Ouvrier de France qui m’a dit que j’étais un menteur, qu’on ne peut pas faire de glace sans ça. Mais si, parce que je le fais tous les jours — à part pour certaines, comme la poire, qu’il faut blanchir un peu, parce que la couleur vire vite et devient dégueulasse (sic) ».
Libre aussi de casser les idées reçues. Certains pensent qu’il faut utiliser des fruits frais plutôt que des purées ? « C’est une connerie monumentale. Le cassis, ça dure une semaine par saison, donc va faire ton truc de l’année en une semaine… Ou alors il faut des congélateurs énormes, mais c’est une aberration économique. Je préfère une purée faite avec des fruits quand c’est pile la saison, à bonne maturité, plutôt que des bananes qui terminent dans la “mûrisserie”, qui n’est que le fond de parking. Une banane, ça doit mûrir sur l’arbre, je suis désolé. »
Le glacier de 47 ans avait prévu d’ouvrir une boutique plus centrale cette année, mais « les gens sont devenus fous : tu veux un lieu un peu sympa, 15 m², et c’est 5 000 euros par mois. Je n’ai pas les marges nécessaires ». Raison de plus pour visiter le 2, rue Auguste-Maquet, dans le 16e arrondissement, ouvert du matin jusqu’au début d’après-midi.