Le Geste : Le bouillon d’arêtes de poisson
Où Florent Poulard nous démontre avec un brillant jus de poisson que la génération z n’a pas inventé les gestes «anti-gaspi».
Où Florent Poulard nous démontre avec un brillant jus de poisson que la génération z n’a pas inventé les gestes «anti-gaspi».
Passé par les grandes maisons des Chapel, Savoy, Passard ou encore Boulud, Florent Poulard revient dans son Lyon natal pour ouvrir Monsieur P en 2017 rue Royale. Déménagé depuis 2020 sur la prestigieuse et théâtrale place des Célestins, le restaurant propose une carte qui déroule tout l’univers du cuisinier, entremêlant ses influences personnelles – la tomate farcie de sa grand-mère – la tradition gastronomique – l’indétrônable sauce albufera – et une approche résolument contemporaine de la cuisine – une pâte à raviole asiatique, une approche picturale des compositions. À la croisée de ces différents registres, Florent Poulard sait que la clé du «bon goût» se trouve précisément dans l’adéquation du goût (celui de la bouche, celui des yeux, celui du nez…) et du bon (pour le client, pour le restaurateur mais aussi pour la nature dans laquelle il puise ses ingrédients). Le bouillon d’arête de poisson est emblématique de cette démarche: un geste quotidien qui permet au cuisinier de tirer partie de la totalité du poisson, pour le plus grand bien des papilles, de sa caisse et de la planète.



1. Le bon poisson pour le bon jus
On peut résumer les choses par une formule simple: grand poisson= grande arrête=grand jus. La quantité de collagène dans une arrête, en lui donnant de la texture, détermine la qualité du bouillon. De ce point de vue, les poissons blancs, plats et sauvages sont les meilleurs clients (saint-pierre, turbot…). Cela tombe bien car ce sont les poissons sur lesquels la perte peut être maximale si on s’en tient à la chair (70% de perte sur un saint-pierre par exemple). En produisant un bouillon on réduit donc sa perte éthiquement et économiquement.
2. Des ingrédients clairs
500g de d’arêtes, bardes et peau de poisson limonés (voir point suivant). Des légumes blancs et/ou pastels. On cherche ici à faire un jus «élégant» et «transparent», on privilégie donc des légumes qui ne génèrent pas de coloration à la cuisson: échalotte, oignon blanc poireau, céleri branche, tête d’ail épluchée dégermée, fenouil, zestes de citron. Puis du gros sel, du poivre blanc (toujours la clarté!), quelques baies roses, baies de genièvres et badiane.
3. Le secret c’est de limoner
Nous verrons plus tard qu’une attention particulière et zelée accordée à cette étape (rinçage à l’eau jusqu’à disparition TOTALE des parties encore sanglantes) garantira un bouillon bien clair en protégeant au passage le cuisinier d’un risque de tendinite au moment de l’écumage !
4. Tailles et détails
On taille l’ensemble des légumes en mirepoix, jolie locution pour dire que l’on coupe en dés l’ensemble des légumes, en veillant à ce qu’ils soient suffisement gros pour faciliter le filtrage après la cuisson.
5. Les goûts et les couleurs
On verse l’ensemble des ingrédients dans une grande casserole. Bien qu’il s’agisse d’une étape intermédiaire, Florent Poulard la réalise avec un soin d’esthète. Les différents morceaux, agrémentés de zestes de citron savament disposés, composent un véritable tableau impressioniste, fait de touches colorées tout en camaîeux réparties dans l’espace circulaire de la casserole. Le cuisiner, qui pratique le dessin en amont et en aval de sa cuisine, a la conviction qu’un plat qui tient la casserole – comme on dit d’une toile qu’elle tient le mur – est déjà sur la bonne voie.
6. Le petit bain
On remplit alors la casserole à l’eau du robinet froide juste à hauteur avant de la mettre à chauffer pendant 45 minutes à feu doux.
7. L’écume des jours
Écumer consiste à enlever la «mousse» qui se forme à la surface de l’eau à partir d’une dizaine de minutes de cuisson. La clarté du bain dépend de ce geste, à réaliser plusieurs fois au cours de la cuisson. Si les restes du poisson ont été correctement laminés le dépot est très modeste et le bouillon bien clair, bien doré. Au contraire, si le poisson est mis à cuire tel quel dans la casserole, le jus est gris, il faut écumer et écumer encore comme on écoperait un bateau qui fuit, c’est mauvais signe. «On vise un bouillon clair comme les Caraïbes pas sombre comme l’océan Atlantique!»
8. Filtrer
Une fois cuit, le bouillon est passé au chinois étamine. Sans fouler et en tapotant doucement, on laisse passer le jus mais aucun dépot.
9. Quand accomoder les restes devient un art
Une fois le jus filtré, deux options s’offrent à notre cuisinier : • le réduire pour en faire une sauce (et passer d’1 l à 350ml). Il pourra ainsi être crémé et/ou beurré, ou monté à l’huile d’olive au fouet ou encore lié à une purée de légume. • le travailler comme un bouillon, en le réduisant légèrement (passer d’1l à 850ml par exemple) afin de le concentrer en goût «pour réaliser encore 1500 recettes avec!» Et comme si ces 1500 recettes n’étaient pas suffisantes Florent Poulard a plus d’un tour dans son sac. Si on déshydrate les arêtes par exemple, on peut aussi les piler en poudre pour en tirer un condiment, on peut les frire pour en faire des chips (idéal pour les poissons aux arêtes moins «nobles» comme le maquereau ou la sardine)… Bref, on comprend que cette façon de faire feu de tout bois est une approche globale qui peut se transposer à tous les ingrédients de la gastronomie guidée par les sens du goût et du bon.
Par Clément Charbonnier Bouet