Les boulangers prêts à mettre de l’eau dans levain sur la tarification dynamique ?
Par Rémi Héluin
La digitalisation des métiers traditionnels, tels que la boulangerie, se poursuit à grande vitesse. Les nouvelles technologies permettent aux entreprises de mieux gérer leur activité et de maximiser leurs revenus… notamment en adaptant leur stratégie tarifaire. Par le passé, seuls des secteurs comme l’hôtellerie ou le transport, qu’il soit ferroviaire ou aérien, avaient adopté des systèmes gérant leurs prix de façon dynamique. Ce système de yield management séduit désormais des acteurs de la restauration, et pourrait s’étendre à la boulangerie.
Baguette, croissant, pain au chocolat… autant de produits de base d’une boulangerie pour lesquels les consommateurs entretiennent des repères de prix particulièrement forts, voire immuables. Pourtant, pour les professionnels, les réalités se cachant derrière chaque référence se révèlent particulièrement complexes et évolutives. Il ne s’agit plus uniquement de calculer un coût de revient, basé sur le prix des différentes matières premières (dont le prix ne cesse d’augmenter), mais également de parvenir à occuper au mieux les ressources, humaines et matérielles, pour lesquelles l’entreprise a investi… et ce à toute heure de la journée. Dès lors, l’idée de moduler les tarifs en heures creuses, et ce afin de générer du trafic sur ces créneaux, et de les élever quand la demande est plus forte, pourrait paraître séduisante. Dans les faits, l’acceptabilité d’un tel dispositif demeure très limitée sur l’alimentaire. De l’autre côté de l’Atlantique, une annonce du dirigeant de l’enseigne de restauration Wendy’s avait suscité l’indignation. Kirk Tanner, CEO de l’époque, avait indiqué début 2024 que son entreprise allait déployer au sein du parc des affichages de menu digitaux, ce qui devait permettre une actualisation plus fréquente et la mise en œuvre d’innovations stratégiques, notamment sur les offres promotionnelles. Il n’en fallait pas plus pour que l’opinion pointe du doigt ce qu’elle considérait comme la porte ouverte à l’instauration d’une tarification dynamique. L’enseigne avait alors été contrainte de démentir pour tenter de regagner la confiance des consommateurs.
Des pratiques rejetées dans des magasins physiques, pourtant déployées avec succès côté digital
Moins loin de chez nous, le groupe de distribution Casino avait franchi le pas, en déployant de façon réelle et effective une différenciation dans les prix pratiqués selon les jours de la semaine. La pratique avait été mise en lumière en 2023 par l’expert de la grande consommation Olivier Dauvers, estimant à près de 15% les variations de tarif entre les périodes. Les grandes enseignes sont d’ores et déjà équipées pour ce type de pratiques : avec des systèmes d’information performants et des étiquettes électroniques, il devient possible de faire varier à loisir le prix des produits de consommation courante. Là encore, la clientèle s’est offusquée face à ce choix, pourtant accepté de longue date sur les billets d’avion ou la réservation des nuitées d’hôtel, par exemple. L’absence de transparence sur la mise en place de la pratique explique en partie ces réactions acerbes, qui ont poussé l’entreprise à abandonner l’idée. Une expérience qui pourrait refroidir tout autre acteur de la distribution à s’engouffrer dans la brèche… même si, en réalité, la tarification dynamique sur l’alimentaire existe d’ores et déjà en France. Sur les plateformes de livraison, telles que Deliveroo ou Uber Eats, les restaurateurs rivalisent de promotions pour gagner en visibilité. Désormais, ces offres peuvent être actionnées grâce à des outils -tel que celui développé par la start-up Flynt, qui promet une hausse de rentabilité de l’ordre de 30%- prenant en compte les données de vente des entreprises et une stratégie d’activation définie en amont. Concrètement, lorsque la fréquentation et la demande en livraison sont faibles au sein d’un point de vente, une promotion peut stimuler les ventes et ainsi améliorer les performances de l’établissement. Plusieurs enseignes de boulangerie sont présentes sur ces plateformes et investissent dans de telles solutions technologiques.
(c) Cottonbro studio
Marges réduites, charges lourdes, les artisans contraints à l’adaptation
La quête de la performance économique n’est pas la seule justification pour la mise en œuvre de telles pratiques. Pour certaines entreprises, il s’agit tout simplement d’un enjeu de survie. En fonction du jour de la semaine et de la demande, l’équilibre des ventes se modifie entre les catégories de produits d’une boulangerie-pâtisserie. Le week-end, la viennoiserie ou les pâtisseries sont plus demandées, ce qui aboutit à une rentabilité finale plus faible, du fait des taux de marge moins conséquents observés généralement sur ces produits. Difficile pour un client d’accepter de payer un croissant plus de 1€50, alors même que le beurre se négocie à des niveaux de prix toujours plus élevés. De plus, la Convention collective de la boulangerie-pâtisserie impose une majoration de 20% du taux horaire de base des salariés le dimanche et les jours fériés. Par le passé, les chefs d’entreprise faisaient le choix de prendre à leur charge cette différence ou de la répercuter sur les prix de vente de façon générale. Le client du lundi paie ainsi pour celui du dimanche, ce qui pose de réelles questions d’équité, d’autant que les niveaux de prix désormais pratiqués peuvent remettre en cause le caractère accessible de l’offre. Deux choix s’offrent alors au professionnel : renoncer à ouvrir, ou expliquer à la clientèle ce qu’implique le service que représente une ouverture dominicale, tout en adaptant les tarifs en conséquence sur cette journée. Jérôme Bruet, à la tête de la Boulangerie Buffon (Dijon, Côte d’Or), a ainsi choisi d’augmenter ses tarifs de 20% le dimanche, en justifiant la mesure par la réglementation en vigueur, et son souhait de préserver l’équilibre économique autant qu’humain de sa structure. Une mesure qui semble relativement bien comprise par sa clientèle, grâce à la pédagogie de l’artisan et au pouvoir d’achat local. Au vu des expériences observées dans d’autres environnements, la tarification dynamique pourrait souvent être en boulangerie un facteur de rejet plutôt que d’adhésion. La levée cyclique des prix serait alors synonyme de levée de bouclier… mettant le levain face au vent de la révolte.