Boulanger et pâtissier, deux professions unies au bord de la rupture ?
Par Rémi Héluin
Il y a moins de quinze ans, ouvrir une boulangerie sans une solide offre sucrée demeurait inimaginable. Depuis, l’idée d’une spécialisation a fait son chemin, portée par la volonté d’une nouvelle génération de professionnels de s’exprimer librement dans l’exercice de leur métier. Une vision cependant remise en cause par la nécessité, pour les pâtissiers, de générer du trafic tout au long de la journée, et de la semaine.
Le rapprochement entre les métiers du pain et du sucré tient son origine en un funeste événement. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, en 1946, on constate une généralisation de l’offre pâtissière au sein des boulangeries. L’organisation représentative de la profession prend alors le titre de Confédération Nationale de la Boulangerie et Boulangerie-Pâtisserie Française. Depuis, la relation entre les deux savoir-faire avait été relativement peu questionnée. L’association s’est révélée créatrice de valeur pour les boulangers, qui ont pu compter sur cet axe de diversification pour développer leur activité avant l’arrivée du snacking dans leurs vitrines dans les années 2000. Depuis, la starisation du sucré a permis à la pâtisserie de prouver qu’elle pouvait séduire à elle seule un large public. Cela se traduit par un rebond du nombre d’entreprises de « pâtisserie pure », n’offrant aucun produit de panification. En 2017, on comptait ainsi 4 393 structures de ce type sur le territoire français. Elles étaient 6 191 cinq ans plus tard, soit une augmentation de près de 41%. Le nombre de créations d’entreprise a également été multiplié par deux dans le secteur en dix ans.
Les spécialistes du pain affirment leurs engagements par le recentrage
Une nouvelle génération de boulangers a laissé de la place à ces spécialistes des entremets, tartes et autres douceurs créatives. Centrés sur les fermentations, la sélection des farines ou encore des gâteaux ne nécessitant pas de réfrigération (biscuits, cakes…), ces artisans souhaitent proposer une offre plus lisible et simplifier le fonctionnement de leur entreprise. Un des pionniers de cette approche est Richard Ruan, Meilleur Ouvrier de France boulanger installé au sein de la Boulangerie des Carmes, à Angers (Maine-et-Loire), depuis 2008. Dès son ouverture, l’artisan a fait le choix de ne proposer que des pains, viennoiseries et brioches. Cette approche lui permet de limiter l’investissement matériel et de garantir une meilleur qualité de produit à sa clientèle, en se concentrant sur un nombre limité de références. Si son modèle avait de quoi surprendre à l’époque, il aura fini dans une profession aux traditions bien ancrées. C’est même la marque de fabrique transmise dans des centres de formation tels que l’Ecole Internationale de Boulangerie (EIDB), située à Noyers sur Jabron (Alpes-de-Haute-Provence), où des élèves du monde entier viennent découvrir la panification au levain naturel… et la réalisation de gourmandises strictement boulangères. A Vincennes (Val-de-Marne), Julien Bachayani vient d’ouvrir sa boulangerie baptisée Premier Bonheur, suivant ce modèle. Farines bio, brioches au levain naturel… une vision engagée et un engagement au service de démarches authentiques et vertueuses qui séduit une clientèle en quête de commerces riches en aspérités.

(c) DR
Des pâtissiers bien décidés à créer des ponts vertueux entre les univers
Il ne faudra pas compter sur ces esthètes du pain naturel pour recréer du lien ainsi que de la cohérence entre le pain et les pâtisseries. Ce sont en définitive les plus spécialistes du sucré qui s’attellent à cette tâche… volontairement ou non. Benoît Castel, connu pour ses créations chez Hélène Darroze et à la Grande Epicerie de Paris, imaginera lors de l’ouverture de ses boulangeries parisiennes une appellation visant à défendre son identité… tout en respect son métier. Le « pâtissier-boulanger » était né. L’inversion entre les deux mots est lourde de sens. Il a ainsi conçu son pain signature, baptisé « Pain du Coin », comme une véritable recette de pâtisserie : levain naturel de coing, farine de meule, sel fumé de Salish, note de miel de forêt… autant d’éléments qui traduisent la sensibilité créative de l’artisan, sans dénaturer la mission du produit : nourrir la clientèle au quotidien. Dans le sillon tracé par des pionniers tels que ce pâtissier breton, Charlotte Huault et Amine El Makoudi ont ouvert cet été leur premier établissement, astucieusement baptisé Amicha, à Trouville-sur-Mer (Calvados). « Depuis mes premiers pas dans l’univers de la pâtisserie, mon objectif était d’entreprendre », se vient Charlotte Huault, qui aura engrangé de solides expériences au travers d’un parcours entre palaces, pâtisserie traditionnelle et poste de cheffe de trois restaurants. L’idée initiale était de reprendre ou créer une pâtisserie pure. « Nous n’avions pas envisagé d’acquérir une boulangerie initialement. Il s’agit cependant d’un commerce ancré dans le quotidien des Français, avec un aliment fondamental qu’est le pain. De plus, mon associé a grandi dans cet univers, son père étant boulanger », détaille la cheffe d’entreprise. L’opportunité d’un fonds de commerce doté d’un vaste laboratoire se présentant, il n’en aura pas fallu plus pour convaincre les deux amis de se lancer dans l’aventure. « Nos clients nous ont très tôt identifiés au travers de produits tels que la pâtisserie fine et la viennoiserie », se réjouit-elle. Ces gammes de produits sont devenues des éléments de différenciation dans un environnement local riche en concurrence, avec plusieurs enseignes bien implantées. Pas question cependant de négliger le pain, réalisé avec des farines locales sur base de levain naturel. Par le passé, les pâtissiers pénétrant dans l’univers de la boulangerie avaient tendance à négliger le sujet pourtant central des fermentations, ce dernier étant exclu du périmètre de leur formation initiale. Un défaut gommé par les nouvelles générations, bien décidées à séduire sur tous les terrains. Le seul sujet de la contrainte économique, qui pousse souvent ces profils à bifurquer vers la boulangerie-pâtisserie, n’implique plus de créer des projets incomplets.

(c) Benoit Castel
La tendance coffee shop, un trait d’union supplémentaire
Au delà de la seule volonté des artisans, c’est en définitive l’évolution du marché qui contribue à transformer les liens entre des métiers aussi proches que différents. L’essor des boissons chaudes touche également la boulangerie et la pâtisserie : non seulement il est devenu indispensable de développer une offre liquide diversifiée, mais aussi de disposer de propositions sucrées adaptées pour accompagner cafés, thés et autres chocolats chauds. Si la « pâtisserie boulangère » a connu un regain d’intérêt, sa réalisation régulière ainsi que le développement de nouvelles recettes nécessite un certain savoir-faire, qui pourrait bien redonner du sens à un mariage déjà bien consommé.