L’anti-resto : le cool aux œufs d’or ?
À Londres, le restaurant dont tout le monde parle depuis quelques mois n’a ni site web ni réseaux sociaux, n’accepte pas la carte bancaire et ne se réserve que par téléphone… ou par carte postale.
On savait la restauration cyclique ; on ne s’attendait pas, en revanche, au buzz autour de The Yellow Bittern, ouvert fin 2024 près de King’s Cross. À l’heure où les grands chefs s’affichent le plus possible sur les réseaux sociaux, cet établissement coche toutes les cases inverses. Les assiettes “instagrammables” à partager ? Ici, on sert une cuisine simple, roborative et volontiers nostalgique : rôti de porc en tranches épaisses et haricots blancs, saucisses de Cumberland avec bouillon et pommes de terre, tourte à la pintade, riz au lait, tarte aux pommes… Oubliez la réservation en ligne : on décroche son téléphone – ou l’on dégaine une carte postale, comme l’ont fait quelques malins. Pas de site pour consulter le menu, pas de carte des vins ; c’est le patron qui raconte ses belles bouteilles (jusqu’à 350 € pièce). Dix-huit couverts maximum, deux services seulement (12 h et 14 h), en semaine, et l’addition se règle exclusivement en espèces.
Si vous n’adhérez pas, ne venez pas. Si vous venez – annoncez-vous longtemps à l’avance (le lieu est devenu un pèlerinage pour anonymes et pointures de la gastronomie) et prévoyez un portefeuille garni. C’est d’ailleurs sur Instagram, peu après l’ouverture que le fondateur nord-irlandais Hugh Corcoran (qui a fermé son compte Insta depuis) a poussé son coup de gueule : il reprochait à certains groupes de ne commander qu’une carafe d’eau et quelques plats “à partager”. « Un restaurant n’est pas un banc public ; on est là pour dépenser de l’argent », écrivait-il, dénonçant un « tourisme de restauration » où l’on vient pour dire qu’on est venu, sans vraiment manger. Un sujet sensible alors que, outre-Manche, 60 % des tables ferment durant leur première année.
Corcoran est un drôle d’oiseau : la trentaine au passeport, mais l’âme vintage. S’il doit s’absenter, il ferme – à rebours de ces chefs qui laissent un “resto plein” pour aller jouer au tennis comme ils les critique. Au magazine Interview, il fustigeait « une insupportable prétention de la restauration actuelle » et confessait sa nostalgie de la fin des années 80 / début 90 : on payait cash, « dernier vestige de la vie privée », parfois en devises étrangères comme dans feu son bar fétiche de Belfast ; les déjeuners traînaient dans les effluves d’alcool, sans musique stéréo criarde, sans obsession de la ligne ni panique à l’idée de fumer. Formé dans de belles maisons – Paris inclus –, Corcoran place pourtant la bonne assiette derrière la salle : « Ce qui compte, c’est d’avoir des gens intéressants. Un resto rempli de gens ennuyeux reste ennuyeux, même avec les meilleurs plats et les meilleurs vins », confessait-il toujours à Interview.
Ses détracteurs voient un simple coup marketing emballé façon vintage. On peut aussi y lire, à l’ère de l’IA, des concepts food hyper-volatils et du glamour omniprésent, le retour bienvenu du sobre et de l’ancien. Le public réclame des choses lisibles et simples : Le Cornichon, récent restaurant parisien façon PMU avec un ancien de chez Jean-François Piège aux fourneaux, ne cartonne-t-il pas avec son poisson pané et ses haricots ? Idem pour 6.90, autre table nouvelle avec un seul plat par jour et un tarif à 6,90 euros donc (toujours à Paris). Quant au jeune Léo Troisgros, qui pilote une auberge (La Colline du Colombier) avec sa compagne Lisa Roche à 30 min de Roanne, il a compris que même dans un restaurant gastronomique, on pouvait servir une soupe pour introduire le menu, avec la soupière posée à même la table, des fois que l’on voudrait du rab (et on en veut, ses soupes sont plus qu’exquises).
Après le sans-gluten et le sans-lactose, voici donc venu le temps du sans-cool. Qui est peut-être le nouveau cool.
Par Pomélo