Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility Baguette à 29 centimes : la boulangerie artisanale accuse le coût | Sirha Food

Baguette à 29 centimes : la boulangerie artisanale accuse le coût

arrow
Article précédent
Article suivant
arrow
arrow
Article précédent
Article suivant
arrow

Par Rémi Héluin

En cette rentrée 2025, les enseignes de grande distribution semblent décidées à relancer la guerre autour du prix du pain. Aldi, Lidl, E. Leclerc, ces trois enseignes utilisent la baguette comme outil d’image prix. Proposé à seulement 29 centimes, le produit séduit un public sensible à son pouvoir d’achat… et est accusé d’ôter le pain de la bouche des boulangers, en nivelant par le bas l’ensemble de la filière.

Peut-on rémunérer correctement l’ensemble des acteurs de la filière blé-farine-pain au travers d’une baguette à 29 centimes ? En imposant à leurs partenaires des prix d’achat particulièrement bas, les enseignes discount mettent sous pression des acteurs tels que les meuniers et les industriels chargés de fabriquer la fameuse baguette, notamment chez Aldi et Lidl qui ne disposent pas de boulangers dans leurs points de vente.

En 2022, E. Leclerc avait suscité l’indignation en communiquant sur ce prix de vente symbolique, alors même que le cours du blé avait explosé suite au début de la guerre en Ukraine. Si la situation n'est plus la même, avec une baisse remarquée du prix du grain  - il dépassait 300€ la tonne en 2022 contre moins de 190€ aujourd’hui - la part du coût matière continue d’occuper une place limitée dans le prix de vente d’une baguette (autour de 15%). La différence se fait donc sur les volumes, la masse salariale et les procédés de fabrication. La Confédération Nationale de la Boulangerie-Pâtisserie Française (CNBPF), par la voix de son président Dominique Anract, n’a pas manqué de rappeler que derrière le pain artisanal se cache des humains, la main d'oeuvre représentant près de 40% des coûts de production. Dès lors, rien de surprenant à ce que le prix moyen de la baguette atteigne 1,09€ au sein de la filière artisanale, voire 1,20€ pour la « Tradition », dont la recette nécessite plus de temps et de savoir-faire. Depuis 1978, chaque entreprise est libre de fixer le prix de son pain. Cette évolution, souhaitée à l’époque par les boulangers, est le point de départ de l’apparition de disparités entre les différents canaux de distribution.

Un combat de longue date, entre défense du métier et pouvoir d’achat des Français

L’opposition entre la boulangerie artisanale et l’univers de la distribution n’est pas nouvelle. Les rayons dédiés au sein des grandes enseignes ont longtemps été pointés du doigt, considérés comme une forme de concurrence déloyale. Depuis, ces acteurs majeurs du quotidien des Français ne représenteraient plus que 9% du marché de la baguette, selon les dires de Dominique Anract. Une part limitée qui représente tout de même des volumes importants : du côté de Lidl, la baguette à 29 centimes représenterait près de 100 millions d’unités vendues par an. Michel-Edouard Leclerc, président du comité stratégique de l’enseigne portant son nom, s’est réjoui, au travers d’une publication sur le réseau social X (ex-Twitter) d’avoir été rejoint par ses confrères dans cette « lutte » au service du pouvoir d’achat des Français : « Alors amis de Lidl et d'Aldi, […] merci de conforter aujourdhui cette initiative. […] Un prix bas sur un produit essentiel, ça n'empêche pas d'avoir des gammes plus complexes. Rendre la consommation accessible, c'est notre métier, notre mission. Pour convaincre, il faut des marqueurs ! Les consommateurs plébiscitent ceux-là. »

La baguette, un produit de commodité à revaloriser

Lorsque l’on interroge la clientèle sur le sujet, le plébiscite s’avère plus contrasté. Le caractère attractif de la tarification suffit à générer des actes d’achat… mais la qualité du produit est souvent reconnue comme étant nettement plus faible. Insuffisant pour détourner de nombreux consommateurs de ce pain : la baguette est pour eux un achat de commodité, et son goût n’est pas un sujet déterminant. Au delà de renforcer la vision d’un pain à deux vitesses - avec d’un côté le « pain des riches » et de l'autre le « pain des pauvres » - de telles initiatives pourraient participer à marginaliser les visites en boulangerie artisanale. Le pain du quotidien deviendrait donc un poste de dépenses sur lequel on chercherait à maximiser les économies, tandis que le consommateur serait enclin à se faire plaisir en fin de semaine ou pour des occasions particulières (fêtes, anniversaires, repas de famille…). Une perspective qui mettrait à mal le modèle économique de la plupart des petites entreprises de proximité.

Ce glissement est rendu possible par la perte de repères d’une part significative de la population vis à vis de son alimentation : quel est le « bon produit » ? Qu’est-ce qui définit une baguette de qualité ? Quelles sont les conséquences de la consommation répétée d’un pain fabriqué de façon intensive, avec le recours fréquent à des additifs et améliorants ? Quel est l’impact des bas prix sur la rémunération de l’amont agricole et sa capacité à oeuvrer au service de la transition environnementale ? Autant de sujets sur lesquels la filière blé-farine-pain tente de mener des actions de sensibilisation, au travers de campagnes de communication diverses. Sur le terrain, des artisans convaincus prennent également la parole pour défendre une approche responsable de la boulangerie… mais peuvent-ils porter seuls ce qui s’apparente à un véritable combat ?

Au delà de la pédagogie, c’est une dimension éducative qui pourrait faire la différence. Des initiatives telles que l’Ecole Comestible, visent à sensibiliser les plus jeunes autour de l’alimentation, du champ à l’assiette. Le pain fait ainsi partie des sujets pouvant être abordés, permettant de donner toute sa valeur au produit, et par extension à la fameuse baguette. Parmi les autres pistes de réflexion, la mesure des externalités négatives -notamment sur le système de santé - générées par cette alimentation à bas coût pourrait permettre de guider les décisions, notamment politiques, vers des approches plus durables de la boulangerie. Un vaste programme à déployer sur le temps long… et avec bien plus que 29 centimes en poche.